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propres cinquante mille écus. J’ai proposé au département de la guerre de retenir tout ce que demandait cet homme, et de me délivrer le reste jusqu’à dernière condamnation. Le sévère M. Vauchel n’a pas alors voulu y consentir, et moi j’ai commencé à voir plus clair dans cette affaire ; et, laissant là les cinquante mille écus jusqu’après les trente délais par lesquels, grâce au ciel, le plus dénué scélérat peut arrêter pendant six mois une affaire nationale en vertu des nouvelles lois, j’ai rendu cet homme garant de toutes mes pertes successives, et j’ai fait un emprunt onéreux. Mais qu’importe à un insolvable de subir des condamnations ? son déshonneur est son acquittement.

Mon avoué vous portera, Lecointre, les cinq ou six condamnations que cet homme a déjà subies ; il en est maintenant, au tribunal du premier arrondissement, sur son appel du jugement définitif du tribunal présidé par l’intègre d’Ormesson, lequel l’a condamné trois fois. Tel est Provins et compagnie.

Quittons ces plates intrigues ; vous en verrez bien d’autres d’un genre un peu plus relevé ! Mais tout a semblé bon pour nuire à cette affaire par le motif que vous savez : Nul ne fournira rien, hors nous et nos amis.


TROISIÈME ÉPOQUE

Je me suis engagé, Lecointre, à vous bien éclairer sur tous les points de ma conduite : j’ai promis de tirer ma justification publique de la série entière des choses dites, écrites et faites par moi chaque journée des pénibles neuf mois dont je rends compte à la nation ; en sorte qu’on pût voir dans mes actions, mes conférences, mes lettres et mes déclarations, un rapport si exact, qu’elles frappassent les bons esprits par leur accord, leur suite et leur identité.

Le dénonciateur trompé, qui s’exaspère à la tribune, peut s’exempter de suivre une méthode aussi sévère. Soutenu par l’idée qu’on a de son patriotisme, il peut s’égarer dans le vague, et tout dire sans rien prouver. Ses auditeurs, s’en rapportant à lui, suivent peu ses raisonnements, ne relèvent point ses erreurs, ne combattent point ses injures ; et l’on finit souvent par prononcer, ou de pure confiance en son zèle, ou de lassitude d’entendre accuser sans contradicteur.

Mais l’homme qui se défend ne peut sortir un moment de sa thèse : il faut qu’il ait six fois raison avant qu’on le lui accorde une, car il a contre lui la prévention involontaire qui pèse sur un accusé, la répugnance que tout juge a de revenir sur lui-même après avoir émis son opinion, et contre un décret prononcé. C’est pour vous armer contre moi que je vous fais toutes ces remarques. Suivez-moi bien sévèrement, et surtout ne me passez rien. Mon espoir est de ramener, à force de preuves évidentes, l’équité de la Convention sur un décret lancé contre un homme innocent, un citoyen irréprochable. Et, de plus, j’ai juré de faire mon avocat de vous mon dénonciateur ! Veillez donc bien sur ce que je vais dire : c’est votre affaire, et non la mienne. Je continue mon exposé.


Nos ennemis du dehors de la France, après avoir suivi M. de la Hogue dans le dessein de nuire à l’affaire des fusils, en lui jouant un mauvais tour ; après avoir usé tout leur crédit à nous faire dégoûter de ces armes en Hollande ; voyant qu’ils ne pouvaient ni me lasser ni me surprendre, ont pensé que ce qui leur restait de mieux à faire était de traiter à l’amiable, de m’en offrir un prix fort attrayant.

Par toutes sortes d’agents, et sous toutes les formes, ils ont tenté de stimuler ma cupidité mercantile. La Hogue me l’avait écrit dix fois, pour me prouver que nous étions bien pourchassés par les vendeurs et les acheteurs. Au moins ceux du dehors se montraient-ils conséquents à leurs intérêts. Mais les obstacles de nos gens, de nos bureaux, de nos ministres !… cela me mettait en fureur. C’est ce que j’écrivais à la Hogue en réponse.

Le 29 juin, je suis fort étonné de le voir arriver chez moi. Vous devez croire, me dit-il, que c’est l’affaire des fusils qui m’amène. Certes, il en sera bien question ; mais elle ne marche ici qu’en seconde ligne. Je suis courrier extraordinaire, et chargé par M. de Maulde, notre ambassadeur à la Haye, de dépêches si importantes, qu’il n’a voulu les confier qu’à ma foi, qu’à ma probité.

À force de recherches, il a eu des notions certaines qu’il y avait dans Amsterdam une fabrique d’assignats. Il a pu tout faire arrêter, avec l’espoir d’avoir les ustensiles et les hommes, et peut-être, en les surprenant, de trouver dans leur nid d’autres pièces fort importantes ; mais, le dirai-je à notre honte ? pendant que les ambassadeurs nagent dans l’abondance à la Haye, qu’ils ont tous les plus grands moyens pour faire de la politique, j’ai vu M. de Maulde ne pas avoir de quoi fournir aux frais de ces arrestations ; et les faussaires lui échappaient, si je ne lui eusse pas prêté six mille florins en votre nom !

L’épisode de ces dépêches, dont mon ami fut le porteur, répandrait un beau jour sur l’affaire des fusils, honorerait notre civisme, et ferait connaître l’esprit qui animait tous ceux qui s’en mêlèrent ; mais cela jetterait quelque langueur sur mon narré ; j’aime mieux me priver de l’avantage que j’en pourrais tirer. Je le réserve pour un autre moment[1].

  1. Pendant qu’on imprime ceci, j’apprends que je viens d’être dénoncé aux Jacobins comme ayant travaillé à Londres, avec M. Calonne (lequel est à Madrid), à faire de faux assignats. Vous voyez,