Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/783

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Il y a près de la cuisine une espèce d’office avec une grande armoire où l’on met les porcelaines, dont les portes étaient ouvertes. Pour tout asile et pour dernier refuge, ton pauvre père, mon enfant, s’est mis derrière un des vantaux, debout, appuyé sur sa canne, la porte de ce bouge uniquement poussée, dans un état impossible à décrire ; et la recherche a commencé.

Par les jours de souffrance qui donnaient sur la cour, j’ai vu les chandelles trotter, monter, descendre, enfiler les appartements. On marchait au-dessus de ma tête ; la cour était gardée, la porte de la rue ouverte ; et moi, tendu sur mes orteils, retenant ma respiration, je me suis occupé à obtenir de moi une résignation parfaite, et j’ai recouvré mon sang-froid. J’avais deux pistolets en poche, j’ai débattu longtemps si je devais ou ne devais pas m’en servir. Mon résultat a été que si je m’en servais, je serais haché sur-le-champ, et j’avancerais ma mort d’une heure, en mutant la dernière chance de crier au secours, d’en obtenir, peut-être en me nommant, dans ma route à l’hôtel de ville. Déterminé à tout souffrir, sans pouvoir deviner d’où provenait cet excès d’horreur après la visite chez, moi, je calculais les possibilités, quand, la lumière faisant le tour en bas, j’ai entendu que l’on tirait ma porte, et j’ai jugé que c’était le bon domestique qui, peut-être en passant, avait imaginé d’éloigner encore un moment le danger qui me menaçait. Le plus grand silence régnait ; je voyais, à travers les vitres du premier étage, qu’on ouvrait toutes les armoires : alors je crus avoir trouvé le sens de toutes ces énigmes. Les brigands, me dis-je, se sont portés chez moi ; ils ont forcé mes gens, -eus peine d’être égorgés, de leur déclarer où j’étais : la terreur les a fait parler : ils sont arrivés jusqu’ici, et, trouvant la maison aussi bonne à piller que la mien ne, ils me réservent pour le dernier, sûrs que je ne puis échapper.

Puis mes douloureuses pensées su sont tournées sur ta mère et sur toi, et sur mes pauvres sœurs. Je disais avec un soupir : Mon enfant est en sûreté ; mon âge est avancé ; c’est peu de chose que ma vie, et ceci n’accélère la mort de la nature que de bien peu d’années : mais ma fille, sa mère ! elles sont en sûreté. Des larmes coulaient de mes yeux. Consolé par cet examen, je me suis occupé du dernier terme de la vie, le croyant aussi près de moi. Puis, sentant ma tête vidée par tant de contention d’esprit, j’ai essayé de m’abrutir et de ne plus penser à rien. Je regardais machinalement les lumières aller et venir ; je disais : Le moment s’approche ; mais je m’en occupais comme un homme épuisé, dont les idées commencent à divaguer : car il y avait quatre heures que j’étais debout dans cet état violent, changé depuis dans un état de mort. Alors, sentant de la faiblesse, je me suis assis sur un banc, et là j’ai attendu mon sort sans m’en effrayer autrement.

Dans ce sommeil d’horrible rêverie, j’ai entendu un plus grand bruit ; il s’approchait, je me suis levé, et, machinalement, je me suis mis derrière le vantail de l’armoire, comme s’il eût pu me garantir. La porte s’est ouverte ; une sueur froide m’a tombé du visage, et m’a tout à fait épuisé. J’ai vu venir le domestique à moi, nu en chemise, une chandelle à la main, qui m’a dit d’un ton assez ferme : Venez, monsieur, on vous demande. — Quoi ! vous voulez donc me livrer ? J’irai sans vous. Qui me demande ? — M. Gudin, votre caissier. — Que dites-vous de mon caissier ? — // est là avec << s messieurs. Alors j’ai cru que je révais, on que ma raison altérée me trompai ! sur tous les objets : mes cheveux ruisselaient, mon visage était comme un fleuve. Montez, m’a dit le domestique, montez ; ce n’est pus vous qu’on cherche : M. Gudin va vous expliquer tout.

Ne pouvant attacher nul sens à ce qui frappait mon oreille égarée, j’ai suivi au premier étage le domestique, qui m’éclairait ; là j’ai trouvé M. Gudin en habit de garde national, armé de son fusil, avec d'autres personnes. Stupéfait de cette vision : Par quel hasard, lui ai-je dit, vous rencontrez-vous donc ici ? — Par un hasard, monsieur, aussi étrange que celui qui vous y a conduit vous-même le propre jour que l’on a donné l’ordre de visiter cette maison, où l’on a dénoncé des armes. — Ah ! j'ai dit, pauvre campagnard, vous avez donc aussi de lâches ennemis ! N’ayant plus besoin de mes forces, je les ai senties fuir, elles m’ont manqué tout à fait. Je me suis assis sur le lit où j’avais sommeillé deux heures avant que le bruit commençât ; et Gudin m’a dit ce qui suit :

« Inquiet, à onze heures du soir, de savoir si notre quartier était gardé par les patrouilles, j’ai pris mon habit de soldat, mon sabre et mon fusil, et suis descendu dans les rues, malgré les conseils de mon fils. J’ai rencontré une patrouille qui, m’ayant reconnu, m’a dit : Monsieur Gudin, voulez-vous venir avec nous ? vous y serez mieux que tout seul. Je l’ai d’autant mieux accepté, que monsieur, que vous voyez là en habit de garde national, est le limonadier qui reste en face de vos fenêtres : en un mot, c’est M. Gibé. »

D’honneur, ma pauvre enfant, je me tâtais le front pour m’assurer que je ne dormais pas. Mais comment, ai-je dit à M. Gudin, si c'est bien vous qui me parlez, m’avez-vous laissé là quatre heures dans les angoisses de la mort, sans m’être venu consoler ?

« Je vais bien plus vous étonner, me dit Gudin, par mon récit, que ma présence ne l’a fait... J’ai vu doubler le pas, et j’ai dit à tous ces messieurs : Ce n’est pas ainsi qu’on patrouille. — « Aussi ne patrouillons-nous pas, nous allons à une capture. Je les vois arriver à la rue du Parc-Royal ; et là mon cœur commence à battre, nous sentant aussi près de vous.