Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/785

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dire, ô mes chères tendresses, que c’est de Londres, de cette terre hospitalière et généreuse, où tous les hommes persécutés dans leur patrie trouvent un abri consolateur, que je vous prie de ne point vous affliger sur moi. Je vois vos douleurs à toutes ; les larmes de ma fille me tombent sur le cœur et le navrent : mais c’est mon unique chagrin.

La Convention nationale, trompée par le plus cruel amphigouri qui soit jamais sorti de la bouche d’un dénonciateur, a conclu contre moi, sur la foi de Lecointre, à un décret d’accusation. Mais ceux qui ont trompé Lecointre, sentant bien qu’une pareille attaque ne soutiendrait pas huit minutes d’examen, ont imaginé de jeter une si grande défaveur sur moi, qu’elle fit couler rapidement sur tout le reste. Ils m’ont fait dénoncer comme ayant écrit à Louis XVI, et m’ont rangé parmi les grands conspirateurs unis contre la liberté française.

Mais cette accusation, plus grave que la première, a encore moins de fondement. Soyez tranquilles, ma femme et mes deux sœurs ! Sèche tes larmes, ma douce et tendre fille ; elles troublent la sérénité dont ton père a besoin pour éclairer la Convention nationale sur de graves objets qu’il lui importe de connaître, et faire rentrer avec opprobre toutes ces lâches calomnies dans l’enfer qui les enfanta.

Je n’ai jamais écrit au Roi Louis XVI, ni pour ni contre la révolution ; et si je l’avais fait, je serais glorieux de le publier hautement : car nous ne sommes plus au temps où les hommes de courage avaient besoin de s’amoindrir lorsqu’ils écrivaient aux puissances. À la hauteur des événements, j’aurais dit à ce prince de telles vérités, qu’elles auraient pu détourner ses malheurs, et surtout prévenir les maux qui déchirent le sein de notre malheureuse France.

Les seules relations directes que j’aie jamais eues avec ce roi, par l’intervention de ses ministres, remontent à la première année de son règne, il y a dix-huit ans, au moment où il s’élevait à ce trône d’où un caractère trop faible, bien des fautes et la fortune, viennent de le faire choir si misérablement.

Je suis bien éloigné de trahir ma patrie, pour la liberté de laquelle j’ai fait longtemps des vœux, et, depuis, de grands sacrifices ; et toutes ces viles accusations qui se succèdent contre moi à la Convention nationale seraient la plus terrible des abominations, si elles n’étaient en même temps la plus stupide des bêtises.

Mais le sénat qu’on a surpris est juste, et je n’ai pas été entendu. L’espoir de tous mes ennemis sans doute était que je ne le serais jamais : en m’arrêtant en pays étranger, ils se flattaient que, ramené dans ma patrie avec l’odieux renom d’avoir trahi sa cause, des assassins gagés auraient renouvelé sur moi les scènes du 2 septembre, ou que le peuple même, indigné de ma trahison supposée, m’aurait sacrifié en route, avant qu’il fût possible de le désabuser. C’est la cinquième fois depuis quatre mois qu’ils ont tenté de me faire massacrer ; et, sans la générosité d’un magistrat de la commune que je nommerai dans mon mémoire avec une vive reconnaissance, et qui vint me tirer de l’Abbaye six heures avant que toutes les voies en fussent fermées, j’y subissais le sort de tant de victimes innocentes.

Si je ne prouve pas sans réplique, au gré de ma patrie et de l’Europe entière, que toute cette affreuse trame n’est qu’une vile scélératesse pour tâcher d’arriver à une grande friponnerie, et s’il y a une ligne de moi écrite au roi Louis XVI depuis dix-huit années, je dis anathème sur moi, sur ma personne et sur mes biens, et je cours me livrer au glaive de notre justice.

Je fais ma pétition à la Convention nationale, pour la prier de distinguer la ridicule affaire des fusils de la très-grave accusation d’une coupable correspondance : avant de me purger de la première, je dois être lavé ou mort sur mon travail de la seconde. Mais, au nom de Dieu, chère femme, si tu veux que je garde toute ma tête, défends à ta fille de pleurer !

LETTRE XLVI.
pour la jeune citoyenne française
AMÉLIE-EUGÉNIE CARON BEAUMARCHAIS.
Près de Lubeck, ce 4 décembre (vieux style) 1794.

Mon enfant, ma fille Eugénie ! j’apprends, au fond de ma retraite, que le système tyrannique, spoliateur et destructeur de l’effroyable Robespierre, qui couvrait le sol de la France de larmes, de sang et de deuil, commence à faire place au vrai plan de restauration des principes sacrés de liberté civique et d’une égalité morale sur lesquels seuls se fonde et se maintient une république sage, heureuse et très-puissante.

Malgré la très-grande jeunesse, et l’éloignement naturel où ton sexe vivait de ces fières et mâles idées, tu as pu voir, dans toutes les échappées des conversations où tu assistais malgré toi, que ces idées ont constamment été mes principes invariables ; et le temps est venu, ma fille, où la grande leçon du malheur t’apprend l’utilité de revenir sur tout cela, et le met en état de juger si tu peux encore t’honorer d’être la fille de ton père. Et ce retour sur toi t’est devenu d’autant plus nécessaire, que tu n’aurais aucun moyen de briser ce lien sacré, quand tu craindrais d’avoir à en rougir.

Si je t’écris sans bien savoir comment je te ferai passer ma lettre, et si je t’écris librement, c’est que, fussé-je même le plus coupable des citoyens envers la république française, on ne pourrait te faire un crime d’avoir reçu de moi la vie, ni de t’intéresser à ma justification, si importante à ton état futur.