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EUGÉNIE, ACTE I, SCÈNE X.

le comte, un peu décontenancé.

Ainsi donc on me réduit à justifier ma délicatesse même ! Vos soupçons m’y contraignent : je le ferai. (Prenant un ton plus rassuré.) Tant que je fus votre amant, Eugénie, je brûlai d’acquérir le titre précieux d’époux ; marié, j’ai cru devoir en oublier les droits, et ne jamais faire parler que ceux de l’amour. Mon but, en vous épousant, fut d’unir la douce sécurité des plaisirs honnêtes aux charmes d’une passion vive et toujours nouvelle. Je disais : Quel lien que celui qui nous fait un devoir du bonheur !… Vous pleurez, Eugénie !

eugénie lui tend les bras, et le regarde avec passion.

Ah ! laisse-les couler… La douceur de celles-ci efface l’amertume des autres. Ah ! mon cher époux ! la joie a donc aussi ses larmes !

le comte, troublé.

Eugénie !… (À part.) Dans quel trouble elle me jette !

madame murer.

Eh bien, ma nièce ?

eugénie, avec joie.

Je n’en croirai plus mon cœur : il fut trop timide.

le baron, dehors, sans être aperçu.

Pas un schelling avec.

madame murer.

Reconnaissez mon frère au bruit qu’il fait en rentrant.

le comte, à part.

Il faut avoir une âme féroce pour résister à tant de charmes.



Scène X


le BARON, le COMTE, madame MURER, EUGÉNIE.
le baron, en entrant, crie en dehors :

Renvoyez-le, vous dis-je. (À lui-même en avançant.) L’indigne séjour ! la sotte ville ! et surtout l’impertinent usage d’aller voir des gens qu’on sait absents !

madame murer.

Toujours emporté !

le baron.

Eh bien, eh bien, ma sœur ! ce n’est pas vous que cela regarde.

madame murer.

Je le crois, monsieur ; mais que doit penser de vous milord Clarendon ?

le baron, saluant.

Ah ! pardon, milord.

madame murer.

Il vient ici vous offrir ses bons offices auprès de vos juges…

le baron, au comte

Excusez : l’on vous dira que je suis passé à votre hôtel.

le comte.

Je suis fâché, monsieur…

le baron, se tournant vers sa fille.

Bonjour, mon Eugénie.

le comte, à lui-même, se rappelant la dernière phrase d’Eugénie.

La joie a donc aussi ses larmes !

le baron, au comte.

Comment la trouvez-vous, milord ? Mais vous vous connaissiez déjà ; son frère et elle, voilà tout ce qui me reste… Elle était gaie autrefois : les filles deviennent précieuses en grandissant. Ah ! quand elle sera mariée !… À propos de mariage, j’allais oublier de vous faire un compliment…

le comte, interrompant.

À moi, monsieur ? Je n’en veux recevoir que sur le bonheur que j’ai en ce moment de présenter mes respects à ces dames.

le baron.

Eh ! non, non : c’est sur votre mariage.

madame murer.

Son mariage !

eugénie, à part, avec frayeur.

Ah ! ciel !

le comte, d’un air contraint.

Vous voulez rire.

le baron.

Ma foi, je ne l’ai pas deviné. Votre suisse a dit que vous étiez à la cour pour un mariage…

le comte, interrompant.

Ah, ah !… oui : c’est… c’est un de mes parents. Vous savez que, pour peu qu’on tienne à quelqu’un, on va pour la signature…

le baron.

Non : il dit que cela vous regarde.

le comte, embarrassé.

Discours de valets… Il est bien vrai que mon oncle, ayant eu dessein de m’établir, m’a proposé depuis peu une fille de qualité fort riche ; (regardant Eugénie) mais je lui ai montré tant de repugnance pour un engagement, qu’il a eu la bonté de ne pas insister. Cela s’est su, et peut-être trop répandu. Voilà l’origine d’un bruit qui n’a et n’aura jamais de fondement réel.

le baron.

Pardon, au moins. Je ne l’ai pas dit pour vous fâcher. Un joli homme comme vous, couru des belles…

madame murer.

Mon frère va s’égayer. Trouvez bon, messieurs que nous nous retirions.

le comte, saluant.

Ce sera moi, si vous le voulez bien. J’ai quelques affaires pressées… Je vous demande la permission mesdames, de vous voir le plus souvent…

madame murer.

Jamais aussi souvent que nous le désirons, milord.

(Le comte sort, le baron l’accompagne : ils se font des politesses.)