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LES MYSTÈRES DE L’ÎLE SAINT-LOUIS

dier, songe au moins à elle, et n’abjure point son souvenir ! À mon âge peut-on mentir, quand un pied dans la tombe on parle à son fils ; suis-je un imposteur, moi qui te parle de ta première jeunesse passée à Nancy, près d’Ursule ?

Le nom de sa mère avait produit sur Charles une impression réelle, le cercle des gentilshommes spectateurs de cette scène le rappela bientôt à d’autres idées. Leur stupeur égalait au moins celle de la duchesse, un murmure de voix confuses s’élevait de tous les points de la galerie.

— Je ne vous connais pas, reprit Charles résolument en s’adressant au vieillard ; non, je ne vous connais pas !

— Eh bien, alors, s’écria maître Philippe en se relevant, avec une vigueur que lui donnait son indignation longtemps contrainte, moi je te connais. Comte de San-Pietro, écoute et tremble !

Il se fit un silence tel que l’on n’entendait plus que le bruit des simarres de soie et des dominos glissant sur le parquet avec un frôlement sourd. La duchesse, appuyée contre une colonne de marbre blanc, suivait d’un œil vitré chaque mouvement de maître Philippe.

— C’est donc à dire, continua le vieillard, que je suis un vil fourbe ; que c’est une comédie de bateleur jouée par moi devant tous ceux qui t’entourent ! Eh bien, nobles seigneurs, riez de moi à votre aise, et vous, comte de San-Pietro, faites-moi jeter à la porte par vos valets ! Mais vous ne riez point, messieurs ; la pâleur couvre vos joues. C’est que bientôt votre heure est arrivée, ainsi qu’à ce malheureux qui me repousse ; c’est que les feux dont le Seigneur incendia autrefois deux villes coupables s’allument déjà pour vous ! M’avoir volé l’amour de mon fils ; en avoir fait un roué, un libertin comme vous ; me le rendre ingrat, cruel, éhonté, après plus de douze mois ! car ce n’est plus Charles, ce n’est plus mon sang, c’est un sépulcre blanchi que je retrouve. Ah ! c’est aujourd’hui que je repousse la vie comme un supplice, c’est d’aujourd’hui que je dois me couvrir la tête de cendres… Mon fils bien-aimé n’est-il pas