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LES MYSTÈRES DE L’ILE SAINT-LOUIS

j’éprouvais une singulière tristesse en quittant le pays où mon enfance s’était écoulée. En disant adieu à mes arbres centenaires, je me crus presque ingrate. Bien des fois j’avais écouté sous leurs longues feuilles palpitantes le bruit de l’orage, je prenais même un singulier plaisir à m’y exposer tête nue… L’un de ces orages, il m’en souvient, éclata le jour même que vous demandâtes ma main à ma tante, et son souvenir est encore trop présent à ma pensée pour que je vous en parle comme d’une chose indifférente.

» C’était vers cette heure déjà avancée du jour où les ténèbres envahissent les sillons des allées d’un crêpe noir. Les nuages se heurtaient dans l’air comme autant d’escadrons épouvantés, l’hirondelle rasait le sol, le vent roulait, en criant, le sable et les feuilles. La pluie tombait sur l’orme au-dessous duquel je m’étais réfugiée, mon âme était remplie d’une véritable admiration devant l’électricité de l’atmosphère et les éclats de la foudre. Autour de cet arbre s’élevait une haie de rosiers soignés jusqu’alors par mes mains seules, c’était là mon champ, mon jardin, toute ma vie ! Éveillée avec l’aube, j’allais à mes fleurs, je les visitais, je leur parlais, chacune d’elles avait son nom. La plus blanche et la plus belle portait le mien par un instinct de coquetterie et d’orgueil, j’interrogeais souvent jusqu’à son sommeil, je l’environnais de craintes superstitieuses. Comme une autre effeuille le collier d’une marguerite, il me prit envie ce soir-là de l’effeuiller, c’était le soir même où l’on vous attendait au château. À peine y avais-je porté la main que je vis auprès du cep qui soutenait le rosier une couleuvre énorme qui me fit pousser un cri sourd… Je m’enfuis bien vite, et regagnai le perron sans pouvoir articuler une parole. Vous sourirez peut-être de cette frayeur d’enfant, mais moi je ne pus même de la nuit en chasser le souvenir. Le lendemain mon petit champ de roses était détruit, l’orage en avait jeté les feuilles au vent, je ne vis plus la couleuvre, mais j’avais perdu mes