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LES MYSTÈRES DE L’ILE SAINT-LOUIS

me perdre, j’en suis sûr. Nais ce n’est pas de moi, c’est de vous qu’il doit s’agir. L’important c’est d’abord qu’on vous croie ici chez vous et non chez moi. Cela me tourmente. Comment faire ?… Ne pourriez-vous pas m’aider ? continua Leclerc, en se promenant d’un air agité, voyons !…

— Je ferai tout ce que vous voudrez, monsieur, répondit-elle avec un son de voix qui acheva de troubler Leclerc ; mais cela est bien dur, ajouta-t-elle en pleurant, à peine arrivée j’attire sur vous le soupçon, je vous rends inquiet, troublé, moi qui voudrais au contraire ne rien changer à votre existence. Oh ! je suis bien malheureuse !

— Vous pleurez ? N’y aurait-il pas moyen d’arranger cela ? dit Leclerc en frappant du pied. Au diable les sots commérages ! Supposons, par exemple, que vous êtes ma parente, ces gens-là ne diraient rien. Tenez, vous pouvez vous flatter de m’avoir remué au fond des entrailles… Je ne sais pourquoi, moi qui n’ai jamais eu de fille…

— Oh ! monsieur, reprit-elle en fixant sur lui un regard d’une indicible expression, vous n’avez point de fille, cela est bien vrai. Quel bonheur si je pouvais mériter ce titre auprès de vous par tout ce que je puis vous offrir, tout ce que je possède, hélas ma tendresse, mon dévouement ! Une fille, mon Dieu ! n’est-il pas vrai que c’est là un amour à toute épreuve, une sensibilité ardente et profonde, une religion de cœur austère et sainte ? Quand un père souffre, qu’il pleure, n’est-ce pas sur le sein de sa fille qu’il appuie sa tête ? quand la calomnie et la haine le poursuivent, n’est-ce pas à son enfant qu’il se confie ? Les yeux noyés de larmes, elle l’écoute ; c’est elle qui lui montre un rayon dans le ciel noir. Puis, quand tout est dit pour ce père bien-aimé, quand il s’est éteint pardonnant à ses ennemis, priant pour sa fille et désespéré de la laisser sans lui sur la terre, n’est-ce pas elle encore qui vient, pieuse et tendre, recueillir chaque noble action de ce père chéri, chaque bienfait, chaque peine, afin de s’en composer un livre impérissable au fond de son cœur, pour y puiser au besoin