Page:Beowulf et les premiers fragments épiques anglo-saxons, trad. Thomas, 1919.djvu/26

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la tendresse d’Ingeld pour Freawaru (id., v. 2065) avant la rupture des relations entre Heathobardes et Danois. L’on s’aperçoit à certaines réflexions du poète, au contraste qu’il établit soigneusement entre le tyran Heremod et Beowulf (id., v. 1709-1722), ainsi qu’aux paroles qu’il met sur les lèvres du héros à la veille de disparaître (id., v. 2732-2739), du changement accompli au cours des générations. Il y a comme un idéal nouveau et déjà presque chevaleresque séparant les souverains danois et géates de leurs lointains prédécesseurs uniquement préoccupés de batailles et de pillage. L’on y découvre l’indice évident d’une évolution morale étrangère aux pères de la race, mais qui s’est accentuée avec la fuite des siècles chez les Anglo-Saxons fixés sur les côtes anglaises.


Remaniements chrétiens apportés au poème.


Ces modifications essentielles posent le problème de l’influence chrétienne qui a pu affecter, la rédaction de l’œuvre épique. Pour Mullenhoff et pour la plupart des critiques allemands, il s’agit d’une action tout extérieure et de passages manifestement interpolés qui se détacheraient d’eux-mêmes du texte primitif. Mais on a observé justement que les vers où le christianisme, sous quelque forme que ce soit, a laissé sa marque, sont trop nombreux, et surtout trop uniformément répartis d’un bout à l’autre du Beowulf, pour qu’il soit possible de les écarter de prime abord et sans examen. Sans doute leur présence se révèle le plus souvent par un changement de ton en contraste frappant avec l’esprit et le fond païens qui ont passé des cantilènes dans l’ensemble définitif. On s’en aperçoit de temps en temps à des illogismes curieux, par exemple à la contradiction entre les conseillers de Hrothgar, qui consultent les idoles (Beowulf, v. 175-183) pour conjurer un malheur public, et leur souverain, qui remercie le Dieu unique de sa délivrance (id., v. 925-931), à l’opposition entre la passion de l’or et des trésors attribuée au vainqueur géate et l’amour de la grâce divine qui l’emporte seul chez lui (id., v. 2535-2537 et v. 3074-3075), ou encore à la conception de la Providence, qui, sous certains aspects, se rattache à la mythologie germanique. Mais à tout prendre, l’élément monothéiste et chrétien, loin d’être un simple placage, est un remaniement voulu et conscient qui pénètre jusqu’au tréfonds de l’épopée.

Comme on pouvait s’y attendre, on doit constater dans le Beowulf que le christianisme, tardivement surajouté, a subi plus d’une déformation et s’amalgame sous une forme parfois étrange aux restes déjà signalés de croyances païennes. C’est le cas, nous avons eu l’occasion de l’observer plus haut, de la notion de Wyrd. Primitivement déesse reconnue et redoutée par les guerriers barbares, en tant que personnification du destin inexorable, elle conserve au cours du poème une partie de ses anciens attributs et,