Page:Beowulf et les premiers fragments épiques anglo-saxons, trad. Thomas, 1919.djvu/33

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pée. Mais après avoir donné acte au critique anglais de sa réfutation de l’hypothèse de Sarrazin, ne faut-il pas ajouter que la sienne, quoique plus souple et plus vague, n’en reste pas moins inacceptable pour les raisons exposées plus haut ? Quel est le missionnaire envoyé chez des peuplades barbares par quelque église ou quelque monastère qui se serait contenté de leur emprunter, sans plus, des chants pénétrés de l’esprit du paganisme ? Il aurait été, semble-t-il, offusqué au premier chef par les anciens mythes qu’il se serait efforcé de faire oublier à ses convertis et péniblement affecté de l’absence complète des doctrines chrétiennes qu’il était tenu de leur transmettre. Dès lors, comment croire qu’il eût laissé dans le Beowulf tant d’allusions aux dieux de l’Olympe germanique et qu’il n’y eût pas introduit l’aveu formel de son christianisme ? En bonne logique, il paraît donc difficile d’adopter l’ingénieuse supposition que le savant commentateur a émise d’une façon hésitante et comme à titre d’essai.

Mais le problème demeurait trop tentant pour ne pas attirer l’attention de quelque autre génie inventif. L’honneur des lettres anglaises semblait exiger que l’on pût nommer l’auteur probable, et non pas seulement le simple traducteur, de la vieille épopée. Ce fut le professeur Earle, de l’Université d’Oxford[1], qui s’en chargea. Au cours de sa version du Beowulf, il avait noté le panégyrique des souverains de l’Anglie impliqué dans un passage relatif au roi Offa et à la reine Thrytho (Beowulf, v. 1931-1962). Tout naturellement, il le transféra à la dynastie régnant vers la fin du 8e siècle sur la côte orientale de l’Angleterre. L’ancienne légende germanique se rattache pour lui, par un lien manifeste, à Offa II, le chef belliqueux qui domina la Mercie de 755 à 796 et qui, peu avant sa mort, conquit le pays des Angles. Or, Offa II avait un fils, Ecgferth, destiné à recueillir sa succession, et M. Earle voit dans notre poème quelque chose comme l’institution d’un prince du sang, une leçon de haute morale à l’adresse de l’héritier d’un trône glorieux. Cette leçon, qui était alors en mesure de la formuler ad usum Delphini sous les espèces d’un chant héroïque où sont exaltées les diverses vertus requises pour bien gouverner un peuple de guerriers ? Question ardue sans doute. Mais servie par une imagination fertile, l’érudition ne saurait être prise en défaut. Ce ne pouvait être qu’un illustre prélat, Hygebehrt, appelé par Offa II à l’archevêché de Lichfield et conseiller intime du monarque. C’est donc lui que le savant critique, non sans quelques réserves prudentes, désigne comme le poète inspiré de la geste anglo-saxonne. Malheureusement il est plus facile de comprendre les hésitations de l’érudit que de se rendre aux arguments souvent spécieux dont il étaye sa conjecture. L’on se demandera toujours comment il n’est

  1. J. Earle, The Deeds of Beowulf, Oxford, 1892.