Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1, 1911, 3e mille.djvu/164

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Fanny unissait à tous les charmes de sa perfection hellénique le don — ô Phidias, ô notre père Ingres ! — d’une bêtise immense et sacrée. Elle ne comprenait rien à rien, et sous son adorable petit front, étroit et bas, aucune pensée d’ordre quelconque ne luisait jamais aux vitres céruléennes de ses yeux. Elle ne savait qu’une seule chose, c’est que ses seize ans la dotaient d’un capital dont le placement ne rend que par justes noces et que, par conséquent, il importait de le préserver à tout prix pour ses vieux jours, et ses bons parents, itou. Elle nous le déclara par cet adverbe, à peine traduit de Théocrite.

D’autre part, Aristide Croisy avait son Hébé à faire d’après elle et il désirait que, pendant qu’il y travaillerait, on ne lui déformât pas une ligne de son modèle. Entre artistes on se rend toujours de pareils services.

— Combien de temps te faut-il ?

— Je l’ai engagée pour un an. C’est donc un an que je demande. Et pas de mauvaises blagues, il y va de la médaille d’honneur peut-être.

— Tu l’auras, Croisy, tu l’auras, mais ce sera dur.

Il était né de la situation un jeu réellement extraordinaire et dont notre loyauté artistique supprimait seul, le rire y aidant, le danger. À la tombée du jour, les séances terminées, l’habitude était de se rassembler chez Léon pour s’y reposer, y tailler bavette et organiser les charges à faire aux camarades. L’âme de ces réunions était Angèle, qui trouvait les plus drôles. Celle de murer peu à peu, en plein jour, la petite baie de l’atelier d’Eugène Baudouin, qui était myope comme une taupe, de façon à lui faire croire à une éclipse, était de sa veine inventive. Elle remplit de joie Vaugirard. Rassurée