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Gibelotte, carabosse allemande, l’avait emportée au paradis des matous.

Je perdis Bistu de la même manière. Ce fut par excès de délicatesse qu’il me quitta, ayant observé que les conserves alimentaires d’Alexandre Grand étant depuis longtemps épuisées, on en était à l’hippophagie. Il aimait le cheval vivant, et, sous cette forme, il l’escortait joyeusement, en jappant autour des omnibus et des sapins, mais, en bifteck, il l’abominait. De telle sorte, je l’ai toujours pensé, qu’il s’en alla se suicider par les rues du quartier, honteux aussi peut-être d’être le dernier chien qui restât aux Ternes. L’heure était venue où l’on mettait en pâtés les bouches inutiles, ou dites telles par les lâches et les ingrats.

Bistu fut l’ami toutou de notre bohème. Il la vécut avec nous, dans nos jambes, il en connut les escargots et les œufs durs, il assista à nos répétitions, il mordit nos créanciers, il ne pouvait pas survivre à ma jeunesse. Je l’ai offert en holocauste aux dieux par un poème de mille vers, et je compte qu’il m’attend, comme Argos attendit Ulysse, au seuil de l’Ithaque éternelle. Nous nous reconnaîtrons l’un et l’autre.

Une bizarrerie, que je ne m’explique que par la métempsychose, voulait que Bistu eût horreur de Voltaire. J’en avais une vieille édition en soixante-dix volumes, trouvée d’occasion sur un tapis, au marché, dans de la ferraille, et qui formait, au propre et au figuré, la base de ma bibliothèque. Toutes les fois que, pour une cause ou pour une autre, je laissais à cette bête étrange la garde du pavillon, j’étais sûr de trouver, en rentrant, un tome