Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1, 1911, 3e mille.djvu/267

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à chaque pas comme des seaux qu’on bascule. Mon panama tournait au paillasson. Trempé jusqu’aux os et à la moelle, j’atteignis enfin aux premières maisons du bourg. Il était plus de minuit et non loin d’une heure assurément. Derrière une espèce de grange s’agitaient des ombres indistinctes dont je ne m’expliquais pas les mouvements, mais dont les silhouettes ne me laissaient aucun doute sur leur identité. C’étaient des soudards avinés de la vertueuse patrie allemande. Ils semblaient se disputer une proie dans une ruée, avec des cris rauques de chats en rut sur les gouttières. Je n’attribuai qu’à la fièvre de ma fatigue l’illusion du tableau infâme qu’offrait à mes yeux cette soldatesque. Noisy-le-Sec n’était pas et ne pouvait pas être en proie à un sac de ville, et le bourg dormait à volets clos sous son fort silencieux. Et puis, nous ne savions rien encore, à Babylone, des mœurs de l’armée victorieuse, révélées depuis lors par un procès où la petite fleur bleue, ce me semble, évase sa corolle.

Mourant de faim, glacé, et ne sachant à quelle porte frapper pour trouver abri et pâture, j’eus l’idée de tirer la sonnette d’un pharmacien, homme qui, selon son écriteau, reste ouvert toute la nuit. Il vint, en effet, maussade et en chemise :

— Vous ne vous logerez pas aisément ici, me dit-il, et surtout à cette heure. Les paroissiens sont mal hospitaliers et les garnis sont pleins. Bonsoir. Voyez donc, cependant, à vingt maisons d’ici, chez une brocanteuse. Elle loue un lit à un sous-off prussien qui, sur deux nuits, l’occupe une fois seulement. Si vous tombez sur son jour de service nocturne, vous pourrez vous arranger avec elle.