Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1, 1911, 3e mille.djvu/328

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ils règnent encore. Eh bien ! ils n’étaient pas favorables au canal de Suez, on l’a vu du reste. Mais on est entouré d’esprits forts, de francs-maçons qui libre-pensent ! Il fallut céder, et partir un vendredi treize. Il y en eut même qui firent gras, des actionnaires !… Les malheureux !

Et après avoir ri lui-même de son trait :

— Je dois dire que je désirais ardemment connaître l’Égypte. J’ai écrit Le Roman de la Momie sans avoir vu le Nil et la terre des Pharaons, sur des notes d’Ernest Feydeau, au jugé. Il s’est trouvé qu’il est exact, parce que je ne suis pas un imbécile ; mais enfin, je n’avais jamais vu le Nil ni la mer Rouge. On peut conjurer les démons. À Marseille, je fis trois fois la Canebière pour y rencontrer des bossus. Pas un. La race est belle, mais mon sort était écrit. Il n’y avait plus qu’à se résigner. Je monte donc sur le pont, mon pied glisse, et je me casse un bras naturellement, dans l’escalier des cabines. Voilà ce que c’est que de ne pas croire au vendredi treize !

— Ou plutôt d’y croire, peut-être ? hasardais-je pour le combattre.

Alors, il me pulvérisait du qualificatif foudripétant de : « Bourgeois ! » me tournait le dos et concluait par une menace comminatoire son paterne Quos ego !

— Tu n’auras pas ma fille !

Une fois, dans le parcours biquotidien qui m’amenait des Ternes au pont de Neuilly et m’y ramenait aussi, par une route si courte à l’aller et si longue au retour, l’idée me passa de lui tendre un petit piège de ma nasse et de l’arracher, ne fût-ce qu’un instant, à des visions trop funèbres.