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ami de Charles. Il travaillait chez Delacroix et il excellait à contrefaire sa manière. C’était même à s’y tromper, comme vous le voyez vous-même.

— Eh bien ! madame ?

— Eh bien ! un jour qu’il avait besoin d’argent, et moi aussi, Charles vendit à son père, Victor Hugo, Le Combat de Giaour, qui était de Poterlet. C’est comme ça que je l’ai eu. Voilà !

Et nous nous regardâmes, Théophile, l’expert et moi, extasiés de cette comédie de vieux répertoire. Mais comme Alice Ozy nous menaçait de « tout dire » en pleine salle de l’hôtel des Ventes, nous dûmes enregistrer le nom de Poterlet à la pièce, qui n’en monta pas moins au vent de l’encan à 3.400 francs, à la grande fureur de l’acquéreur, lequel n’était autre que la même Alice Ozy en personne.

La deuxième curiosité du cabinet d’art de Théophile Gautier était, non seulement une rareté, mais une pièce unique. C’était un bronze, à moule perdu, de 66 centimètres de haut sur 30 centimètres de large, où Auguste Préault avait symbolisé la Comédie Humaine, d’Honoré de Balzac, par une figure de femme assise, un coude sur les genoux. Ravagée par toutes les passions, la tête en exprimait tous les désespoirs, et de la main gauche elle laissait tomber d’un geste de lassitude infinie, le masque comique rappelant le titre de l’œuvre colossale du grand Tourangeau. En vérité, la pièce était superbe et l’amateur qui l’acquit à la vente pour huit cents francs peut se vanter d’avoir chez lui, s’il vit encore, un chef-d’œuvre de statuaire romantique. Si je n’ai pas vendu ma chemise pour le garder, c’est sans doute parce que je n’en avais qu’une.