Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1, 1911, 3e mille.djvu/387

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— Ne réveillons pas le père, nous disions-nous à voix basse, il voyage, il est en Suisse.

Et il y était en effet, comme on est au paradis.

Il y a chez les poètes deux façons d’aimer, quand ils aiment : celle des braves et celle des lâches de l’amour, disons, si vous voulez, des mâles et celle des femelles de ce mal. Ces derniers se distinguent en ceci qu’ils se plaisent à étaler en public et même en place publique, une souffrance qui n’a de secrets pour personne et où ils n’inventent rien, même dans le gémissement. Le premier homme qui, aimant une femme, s’est vu repoussé ou trahi par cette femme et a rythmé son désespoir sur la lyre, a tout dit et il n’en a plus rien laissé à dire aux autres. Le lieu commun en a été épuisé, sinon dans sa forme, du moins dans son fond. Les siècles brodent le thème.

Il est à remarquer que ces poètes, qui crient bobo, comme les enfants, à une nature d’ailleurs impitoyable et à une société sans remède, sont ceux qui semblent le plus amoureux et qui précisément le sont le moins. Je dirais même, si j’osais, qu’ils sont le plus consolables ; c’est chez le fat qu’une maîtresse chasse l’autre. George Sand, qui était experte et professe, ne paraît pas s’être beaucoup émue des imprécations formidables du bébé du siècle. Une douleur n’est pas mortelle qui porte sa cure dans son bruit. Musset, ainsi qu’on sait, n’est pas mort de la sienne.

Les âmes robustes et trempées par la nature même pour cette lutte comme pour toutes les autres, signent leur génie en ceci que la passion, lorsqu’elle leur sonne, ne leur apprend rien d’inconnu sur la fatalité toute régulière qui les accable. Ils lui font front de