Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1, 1911, 3e mille.djvu/435

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le verbe aux lèvres, il leur sonna la joie des Jeunes-France. Cinq minutes après ils jouaient au cheval fondu sur la terrasse.

À la grande table, outre les témoins et les tantes, mes deux beaux-frères et leurs femmes, la maman Ernesta et dame Eugénie, mère de Théophile, le maître avait à sa droite ma mère, et ma grand’mère à sa gauche, et jamais famille régulière et bourgeoise ne fut plus bizarrement entremêlée, sous une tente patriarcale, à une smalah plus diverse en lignée.

Ma pauvre bonne femme de grand’mère, venue exprès de Limours-en-Hurepoix — ce fameux Hurepoix dont le nom jetait le poète dans la béatitude — était partagée entre deux sentiments, également confus, où elle cherchait vainement à s’y reconnaître. Elle ne s’orientait pas dans la roulotte. Dans l’océan d’incertitude où la plongeaient les longs cheveux romantiques et l’aspect turc de l’hôte, la seule rosette d’officier de la Légion d’honneur, qui lui ornait la boutonnière, était comme la boussole à laquelle elle demandait son chemin. Eugène Giraud et Claudius Popelin s’amusaient follement à suivre dans les yeux de cette douce aïeule le conflit d’âme de la poule qui voit l’un de ses petits descendre à la mare aux canards. Ils étaient si divinement tendres et si mouillés d’amour, les yeux admirables de ma grand’mère !

Et l’heure sonna, redoutée des pères, où le voleur emporte le trésor dérobé. Nous la prolongeâmes le plus longtemps qu’il nous était possible, car nous savions, hélas ! le glas qu’elle lui tintait. Debout à la fenêtre de sa chambre, il fit venir la calèche du vieux loueur qui l’avait emmené si souvent, avec elle, au théâtre, les soirs de premières ; il nous embrassa, la