Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1, 1911, 3e mille.djvu/72

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Vous nous auriez bien étonnés pourtant, Paul Ferrier et moi, en 1868, si vous nous aviez prédit que notre cher camarade verserait un jour dans la politique et qu’il y trouverait sa vie. Mais qui prévoyait la guerre, le Siège et la Commune ? On ne peut rien contre sa destinée et c’est à se demander à quoi il sert de la rêver. Dans la société moderne, sans cesse bouleversée, l’homme flotte au gré des courants comme le bouchon de liège que se repassent les vagues de la mer. Déroulède député, émeutier, exilé et le reste. Ah ! mon Dieu, lorsque j’y songe, il me semble encore que cela n’est pas arrivé et qu’on l’invente, pour me mettre en colère.

Il ne se souciait, vous dis-je, que de poèmes et de vers. Sa combativité s’exerçait au bénéfice unique d’Alfred de Musset, dont il adorait le génie et qu’il savait par cœur d’un bout à l’autre. Il ne tolérait pas qu’on lui trouvât des tares. Sa foi intransigeante lui eût mis les armes à la main. Ayant appris qu’Émile Deschanel, un détracteur déterminé, devait dans une conférence pédagogique, tailler des croupières à l’Enfant du Siècle, il vint me chercher rue Jacob, rallia en chemin Paul Ferrier, et il nous entraîna à la salle des Capucines où devait avoir lieu le « tombage ».

Arrivés là, notre « Juan Strenner » nous place et se campe au centre de l’auditoire, bien en vue, et signalé déjà par cette redingote vert pomme dont son tailleur avait le secret et qui est devenue l’attribut de sa personnalité parisienne. Son nez en proue de navire, le nez de Cyrano et de l’oncle, Émile Augier, le nez de famille, un nez avec lequel le Cynégire eût accroché la barque mède à Salamine, dardait comme un harpon vers le professeur ; il reniflait la bataille.