Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2, 1912.djvu/139

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de sa stalle navré, et me rencontrant dans le couloir, il me prit le bras et m’entraîna dans la rue. Marchons un peu, fit-il, et nous fîmes cinq ou six fois le tour du théâtre, sans mot dire. Il était écarlate, sa couperose faciale fleurissait mille pivoines. Je le décidai à s’asseoir un instant à la terrasse du Café Américain et à se rafraîchir de quelque limonade. Il ne voulait pas rentrer dans le coupe-gorge. Il retirait la pièce. Il intentait une action à Carvalho.

— Une farce, jouée comme une tragédie, les misérables. Il n’y en avait qu’un, un seul qui eût compris son rôle et la pièce, c’était Delannoy, oui, celui-là, à la bonne heure, un grand artiste. Il avait en lui du Frédérick de Robert Macaire. Mais les autres !…

Ce Delannoy était un grand escogriffe, de la taille même de Flaubert, à la voix de Polichinelle, au geste de fantoche mécanique, qui rappelait beaucoup moins Frédérick que Louis Monrose, de démente mémoire. Il était bonnement exécrable dans son personnage, qu’il massacra du reste à la première, au milieu de la consternation générale.

L’auteur du Pas du Créancier ne reparut plus qu’une fois aux répétitions. Il était flanqué ce jour-là d’un autre géant à la crinière argentée que l’on prit pour Cernuschi, le directeur du Siècle à qui il ressemblait comme le reflet à l’image. D’une toute petite voix de pipeau lointain sur la colline, il prophétisait à Flaubert un succès sans précédent et s’il lui écrasait les mains c’est qu’il n’osait pas les lui baiser. Ce fanatique était Ivan Tourgueneff. Ah ! le bon Slave !

Et la première vint — 11 mars 1874. Les rumeurs de théâtre vaticinaient une déconvenue douloureuse.