Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2, 1912.djvu/229

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est admiré. Toute supériorité accable ou gêne. Le surhomme va seul. De là cette grande tristesse des génies que rien ne divertit, même la gloire, surtout elle, peut-être. Pour être aimé, d’amitié s’entend, car l’amour est un phénomène hors de raison, dont le secret reste à l’effroyable nature, il importe d’être neutre afin d’échapper à l’envie. Mais qui dit neutre ne dit pas nul, et il est loisible, comme Armand Gouzien, de se maintenir dans les rayonnements intellectuels et de vivre les sens tendus au milieu des conflits d’art.

Du plus loin qu’il m’en souvienne, toutes mes rencontres avec ce bon vivant, toujours allègre, remuant et sonore, ont eu lieu sur le terrain des Muses, soit dans un atelier, soit dans une salle de concert, soit dans une librairie ou au théâtre. Il était fondamental aux premières, aux ouvertures de salons, à toutes les inaugurations de quelque chose. Il y débordait de sympathie diffuse, il y courait l’admiration comme une prétentaine, il désordonnait la propagande.

— Tu as fait un chef-d’œuvre hier, vous criait-il, je ne te l’envoie pas dire. Je ne sais plus où ni ce que c’était, mais le chef-d’œuvre y est ! J’allais te l’écrire, tu m’économises le timbre-poste. — Et tout courant, il passait à un autre, le long du boulevard, bénisseur joyeux, comme le curé de la procession qui, à droite et à gauche, encense tout le monde.

Jamais homme ne réalisa mieux l’idéal de l’inspecteur des Beaux-Arts tel qu’on se le représente, si on se le représente, et lorsque, sous l’influence judicieuse d’Édouard Lockroy, Gouzien fut investi du poste, il y eut en France un fonctionnaire idoine à sa fonction et un heureux, dont un, comme disent les comptables.