Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2, 1912.djvu/39

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Alphonse Daudet, depuis son mariage, habitait rue Pavée, au Marais, aux entours de la place Royale. Il occupait un étage de l’hôtel Lamoignon, vieille demeure, silencieuse et hautaine, de cette race de magistrats du vieux jeu, drapés de science juridique, intrépides au sacerdoce héréditaire, et hissant du poing, aussi bien devant les peuples que devant les rois, les balances du Droit, qui sont celles de la Liberté. Il est vrai que la Robe alors anoblissait comme l’Épée.

Rien qu’à traverser la vaste cour circulaire de l’hôtel on refoulait d’un siècle sur le passé. On se sentait humilié de n’y point entrer en carrosse. La pensée se faisait grave dès le seuil, et, devant l’huissier de porte, cariatide de l’habitacle, le plus allègre était pris d’une attaque d’austérité. — Votre conciergerie daignerait-elle me dire si le sieur Alphonse Daudet donne audience ?

L’appartement du poète était certainement plus haut que large, je veux dire que, s’il comprenait peu de pièces, les parois, propres aux tapisseries de haute lice, y exaltaient leurs lambris hors de la portée des yeux et des lampes. Les Lamoignon devaient dépenser en torches les trois quarts de leurs revenus, mais on sait que Daudet était le bélisaire d’une myopie hyperbolique ; aussi se dirigeait-il à vue de nez dans ces limbes familiers. Le salon où il recevait ses amis était en même temps son cabinet de travail et sa bibliothèque. C’était là qu’une fois par semaine nous nous réunissions autour de sa jeune gloire. On y disait des vers, on y faisait de la musique, on y disputait passionnément des choses d’art et de lettres. L’auteur de l’immortel « Tartarin » était un conteur