Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3, 1912.djvu/45

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peu la devise célèbre adoptée par Rubens : Die noctuque incubando, et il faut avouer que l’homme qui a peint en moyenne un mètre carré de toile par jour mérite peu l’épithète de couveur. Je crois peu, pour ma part, à cet « incubando » de l’artiste le plus facile et le mieux doué qui fût jamais, et je me range volontiers à l’opinion d’Eugène Fromentin sur la nécessité que cet arbre gonflé de sève avait de porter ses fruits. La preuve en est d’ailleurs dans la joie d’art spéciale qu’il procure, joie d’une saveur particulière, à laquelle l’esprit n’est pas nécessairement convié.

Rubens est le peintre des peintres, il n’est pas le peintre des rêveurs et des penseurs. Sauf de très rares exceptions, son art ne sollicite guère la réflexion : il n’atteint pas les cordes vibrantes du cœur humain. Il donne fête aux yeux jusqu’à l’éblouissement, il transporte la folle du logis dans tous les paradis terrestres où elle veut aller ; mais ses sortilèges s’arrêtent là, comme aussi sa poétique. Les peintres et les musiciens l’adorent ; les sculpteurs et les écrivains lui préféreront toujours Michel-Ange, pour ne nommer que ce terrible rival. Vous pourrez regarder fort longtemps un tableau de Rubens, prendre à sa contemplation un plaisir extrême et sortir de là charmé par le prestige des colorations, sans vous rappeler bien précisément ce que ce tableau représentait. Il est admis aujourd’hui, dans les ateliers, que le sujet ne fait rien à l’affaire, et les qualités de pratique sont presque les seules que l’on apprécie chez les maîtres. À ce point de vue Rubens n’a d’émules dans aucune école d’aucun temps. Ses bonheurs d’exécution tiennent du surnaturel, et les