Dans le cours de nos entretiens, le maître revint plusieurs fois sur ce projet favori de s’installer au rez-de-chaussée d’un journal populaire et d’y tendre cette grande toile d’araignée qu’on appelle un roman-feuilleton.
« Il me tarde, me dit-il un jour à sa fenêtre, que Nono revienne de Jérusalem. Dès qu’il sera ici, nous commencerons avec lui le Vieux de la Montagne. »
Nous appelions, à Neuilly, de ce diminutif familier de Nono le jeune savant M. Clermont-Ganneau, le même qui, récemment encore, vient d’occuper toute l’Europe savante de sa découverte d’une stèle du temple de Jérusalem. Pendant ses divers séjours en Orient, M. Clermont-Ganneau (dont, à la grande honte de notre France routinière, l’Académie a laissé longtemps les Anglais utiliser à leur profit l’érudition et l’activité) devait recueillir, sur les lieux mêmes, les traditions et légendes relatives à ce fameux prince des Haschischins, terreur du moyen âge, sur le fond duquel se détache sa personnalité ténébreuse. Aidé de ces renseignements, Théophile Gautier s’était emparé, avec sa puissante imagination, de ce sujet romantique et rêvait d’en tirer une fable de cent volumes, inépuisable, à défrayer tous les cabinets de lecture, toutes les loges de concierges, tous les boudoirs, salons et wagons de chemins de fer. Cela devait être quelque