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LES SENTIMENTS PROFONDS

de traiter les faits psychologiques comme des choses qui se juxtaposent. Quand on dit qu’un objet occupe une grande place dans l’âme, ou même qu’il y tient toute la place, on doit simplement entendre par là que son image a modifié la nuance de mille perceptions ou souvenirs, et qu’en ce sens elle les pénètre, sans pourtant s’y faire voir. Mais cette représentation toute dynamique répugne à la conscience réfléchie, parce qu’elle aime les distinctions tranchées, qui s’expriment sans peine par des mots, et les choses aux contours bien définis, comme celles qu’on aperçoit dans l’espace. Elle supposera donc que, tout le reste demeurant identique, un certain désir a passé par des grandeurs successives : comme si l’on pouvait encore parler de grandeur là où il n’y a ni multiplicité ni espace ! Et de même que nous la verrons concentrer sur un point donné de l’organisme, pour en faire un effort d’intensité croissante, les contractions musculaires de plus en plus nombreuses qui s’effectuent sur la surface du corps, ainsi elle fera cristalliser à part, sous forme d’un désir qui grossit, les modifications progressives survenues dans la masse confuse des faits psychiques coexistants. Mais c’est là un changement de qualité, plutôt que de grandeur.

Ce qui fait de l’espérance un plaisir si intense, c’est que l’avenir, dont nous disposons à notre gré, nous apparaît en même temps sous une multitude de formes, également souriantes, également possibles. Même si la plus désirée d’entre elles se réalise, il faudra faire le sacrifice des autres, et nous aurons beaucoup perdu. L’idée de l’avenir, grosse d’une infinité de possibles, est donc plus féconde que l’avenir lui-même, et c’est pourquoi l’on trouve plus de charme à l’espérance qu’à la possession, au rêve qu’à la réalité.

Essayons de démêler en quoi consiste une intensité croissante de joie ou de tristesse, dans les cas exceptionnels où aucun symptôme physique n’intervient. La joie intérieure