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Page:Bergson - Essai sur les données immédiates de la conscience.djvu/190

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de leur donner des noms stables, malgré leur instabilité, et distincts, malgré leur pénétration mutuelle. Elles nous permettent de les objectiver, de les faire entrer, en quelque sorte, dans le courant de la vie sociale.

Il y aurait donc enfin deux moi différents, dont l’un serait comme la pro­jection extérieure de l’autre, sa représentation spatiale et pour ainsi dire sociale. Nous atteignons le premier par une réflexion approfondie, qui nous fait saisir nos états internes comme des êtres vivants, sans cesse en voie de formation, comme des états réfractaires à la mesure, qui se pénètrent les uns les autres, et dont la succession dans la durée n’a rien de commun avec une juxtaposition dans l’espace homogène. Mais les moments où nous nous ressaisissons ainsi nous-mêmes sont rares, et c’est pourquoi nous sommes rarement libres. La plupart du temps, nous vivons extérieurement à nous-mêmes, nous n’apercevons de notre moi que son fantôme décoloré, ombre que la pure durée projette dans l’espace homogène. Notre existence se déroule donc dans l’espace plutôt que dans le temps : nous vivons pour le monde extérieur plutôt que pour nous ; nous parlons plutôt que nous ne pensons ; nous « sommes agis » plutôt que nous n’agissons nous-mêmes. Agir libre­ment, c’est reprendre possession de soi, c’est se replacer dans la pure durée.

L’erreur de Kant a été de prendre le temps pour un milieu homogène. Il ne paraît pas avoir remarqué que la durée réelle se compose de moments inté­rieurs les uns aux autres, et que lorsqu’elle revêt la forme d’un tout homogène, c’est qu’elle s’exprime en espace. Ainsi la distinction même qu’il établit entre l’espace et le temps revient, au fond, à confondre le temps avec l’espace, et la représentation symbolique du moi avec le moi lui-même.