Page:Bergson - L’Énergie spirituelle.djvu/153

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je choisis, je découpe diversement ma journée d’hier, j’y aperçois des groupes différents de situations ou d’états. Bien que ces divisions ne soient pas toutes également artificielles, aucune n’existait en soi, car le déroulement de la vie psychologique est continu. L’après-midi que je viens de passer à la campagne avec des amis s’est décomposé en déjeuner + promenade + dîner, ou en conversation + conversation + conversation, etc. ; et d’aucune de ces conversations, qui empiétaient les unes sur les autres, on ne peut dire qu’elle forme une entité distincte. Vingt systèmes de désarticulation sont possibles ; nul système ne correspond à des articulations nettes de la réalité. De quel droit supposer que la mémoire choisit l’un d’eux, divise la vie psychologique en périodes tranchées, attend la fin de chaque période pour régler ses comptes avec la perception ?

Alléguera-t-on que la perception d’un objet extérieur commence quand il apparaît, finit quand il disparaît, et qu’on peut bien désigner, dans ce cas au moins, un moment précis où le souvenir remplace la perception ? Ce serait oublier que la perception se compose ordinairement de parties successives, et que ces parties n’ont ni plus ni moins d’individualité que le tout. De chacune on est en droit de dire que son objet disparaît au fur et à mesure ; comment le souvenir ne naîtrait-il que lorsque tout est fini ? et comment la mémoire saurait-elle, à un moment quelconque de l’opération, que tout n’est pas fini, qu’il reste encore quelque chose ?

Plus on y réfléchira, moins on comprendra que le souvenir puisse naître jamais s’il ne se crée pas au fur et à mesure de la perception même. Ou le présent ne laisse