Page:Bergson - L’Énergie spirituelle.djvu/162

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spectateur indépendant d’une scène que l’autre jouerait d’une manière machinale. Mais ce dédoublement ne va jamais jusqu’au bout. C’est plutôt une oscillation de la personne entre deux points de vue sur elle-même, un va-et-vient de l’esprit entre la perception qui n’est que perception et la perception doublée de son propre souvenir : la première enveloppe le sentiment habituel que nous avons de notre liberté et s’insère tout naturellement dans le monde réel ; la seconde nous fait croire que nous répétons un rôle appris, nous convertit en automates, nous transporte dans un monde de théâtre ou de rêve. Quiconque a traversé pendant quelques instants un danger pressant, auquel il n’a pu échapper que par une série rapide de démarches aussi impérieusement nécessitées que hardiment accomplies, a éprouvé quelque chose du même genre. C’est un dédoublement plutôt virtuel que réel. On agit et pourtant on « est agi ». On sent qu’on choisit et qu’on veut, mais qu’on choisit de l’imposé et qu’on veut de l’inévitable. De là une compénétration d’états qui se fondent et même s’identifient ensemble dans la conscience immédiate, mais qui n’en sont pas moins logiquement incompatibles entre eux et que la conscience réfléchie se représentera dès lors par un dédoublement du moi en deux personnages différents, dont l’un prendrait à son compte tout ce qui est liberté, tandis que l’autre garderait pour lui la nécessité — celui-là, spectateur libre, regardant celui-ci jouer son rôle automatiquement.

Nous venons de décrire les trois principaux aspects sous lesquels nous nous apparaîtrions à nous-mêmes, à l’état normal, si nous pouvions assister à la scission de