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LES « LIGNES DE FAITS »

la destinée de l’homme, il passe outre pour se transporter à des questions qu’il juge plus hautes et d’où la solution de celle-là dépendrait : il spécule sur l’existence en général, sur le possible et sur le réel, sur le temps et sur l’espace, Sur la spiritualité et sur la matérialité ; puis il descend, de degré en degré, à la conscience et à la vie, dont il voudrait pénétrer l’essence. Mais qui ne voit que ses spéculations sont alors purement abstraites et qu’elles portent, non pas sur les choses mêmes, mais sur l’idée trop simple qu’il se fait d’elles avant de les avoir étudiées empiriquement ? On ne s’expliquerait pas l’attachement de tel ou tel philosophe à une méthode aussi étrange si elle n’avait le triple avantage de flatter son amour-propre, de faciliter son travail, et de lui donner l’illusion de la connaissance définitive. Comme elle le conduit à quelque théorie très générale, à une idée à peu près vide, il pourra toujours, plus tard, placer rétrospectivement dans l’idée tout ce que l’expérience aura enseigné de la chose : il prétendra alors avoir anticipé sur l’expérience par la seule force du raisonnement, avoir embrassé par avance dans une conception plus vaste les conceptions plus restreintes en effet, mais seules difficiles à former et seules utiles à conserver, auxquelles on arrive par l’approfondissement des faits. Comme, d’autre part, rien n’est plus aisé que de raisonner géométriquement, sur des idées abstraites, il construit sans peine une doctrine où tout se tient, et qui paraît s’imposer par sa rigueur. Mais cette rigueur vient de ce qu’on a opéré sur une idée schématique et raide, au lieu de suivre les contours sinueux et mobiles de la réalité. Combien serait préférable une philosophie plus modeste, qui irait tout droit à l’objet sans s’inquiéter des