Page:Bergson - L’Énergie spirituelle.djvu/70

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la lésion cérébrale est grave, et où la mémoire des mots est atteinte profondément, il arrive qu’une excitation plus ou moins forte, une émotion par exemple, ramène tout à coup le souvenir qui paraissait à jamais perdu. Serait-ce possible, si le souve­nir avait été déposé dans la matière cérébrale altérée ou détruite ? Les choses se passent bien plutôt comme si le cerveau servait à rappeler le souvenir, et non pas à le conserver. L’aphasique devient incapable de retrouver le mot quand il en a besoin ; il semble tourner tout autour, n’avoir pas la force voulue pour mettre le doigt au point précis qu’il faudrait toucher ; dans le domaine psychologique, en effet, le signe extérieur de la force est toujours la précision. Mais le souvenir paraît bien être là : parfois, ayant remplacé par des péri­phrases le mot qu’il croit disparu, l’aphasique fera entrer dans l’une d’elles le mot lui-même. Ce qui faiblit ici, c’est cet ajustement à la situation que le mécanisme cérébral doit assurer. Plus spécialement, ce qui est atteint, c’est la faculté de rendre le souvenir conscient en esquissant d’avance les mouvements par lesquels le souvenir, s’il était conscient, se prolongerait en acte. Quand nous avons oublié un nom propre, comment nous y prenons-nous pour le rappeler ? Nous essayons de toutes les lettres de l’alphabet l’une après l’autre ; nous les prononçons intérieurement d’abord ; puis, si cela ne suffit pas, nous les articulons tout haut ; nous nous plaçons donc, tour à tour, dans toutes les diverses dispositions motrices entre lesquelles il faudra choisir ; une fois que l’attitude voulue est trouvée, le son du mot cherché s’y glisse comme dans un cadre préparé à le recevoir. C’est cette mimique réelle ou virtuelle, effectuée ou esquissée, que le mécanisme