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LES DIRECTIONS DE L’ÉVOLUTION

elle se manifeste, présente partout le même caractère. On pourrait dire que la vie tend à agir le plus possible, mais que chaque espèce préfère donner la plus petite somme possible d’effort. Envisagée dans ce qui est son essence même, c’est-à-dire comme une transition d’espèce à espèce, la vie est une action toujours grandissante. Mais chacune des espèces, à travers lesquelles la vie passe, ne vise qu’à sa commodité. Elle va à ce qui demande le moins de peine. S’absorbant dans la forme qu’elle va prendre, elle entre dans un demi-sommeil, où elle ignore à peu près tout le reste de la vie ; elle se façonne elle-même en vue de la plus facile exploitation possible de son entourage immédiat. Ainsi, l’acte par lequel la vie s’achemine à la création d’une forme nouvelle, et l’acte par lequel cette forme se dessine, sont deux mouvements différents et souvent antagonistes. Le premier se prolonge dans le second, mais il ne peut s’y prolonger sans se distraire de sa direction, comme il arriverait à un sauteur qui, pour franchir l’obstacle, serait obligé d’en détourner les yeux et de se regarder lui-même.

Les formes vivantes sont, par définition même, des formes viables. De quelque manière qu’on explique l’adaptation de l’organisme à ses conditions d’existence, cette adaptation est nécessairement suffisante du moment que l’espèce subsiste. En ce sens, chacune des espèces successives que décrivent la paléontologie et la zoologie fut un succès remporté par la vie. Mais les choses prennent un tout autre aspect quand on compare chaque espèce au mouvement qui l’a déposée sur son chemin, et non plus aux conditions où elle s’est insérée. Souvent ce mouvement a dévié, bien souvent aussi il a été arrêté net ; ce qui ne devait être qu’un lieu de passage est devenu