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FONCTION NATURELLE DE L’INTELLIGENCE

précis a une image plus fuyante, d’une image fuyante, mais pourtant représentée encore, à la représentation de l’acte par lequel on se la représente, c’est-à-dire à l’idée. Ainsi va s’ouvrir aux yeux de l’intelligence, qui regardait dehors, tout un monde intérieur, le spectacle de ses propres opérations. Elle n’attendait d’ailleurs que cette occasion. Elle profite de ce que le mot est lui-même une chose pour pénétrer, portée par lui, à l’intérieur de son propre travail. Son premier métier avait beau être de fabriquer des instruments ; cette fabrication n’est possible que par l’emploi de certains moyens qui ne sont pas taillés à la mesure exacte de leur objet, qui le dépassent, et qui permettent ainsi à l’intelligence un travail supplémentaire, c’est-à-dire désintéressé. Du jour où l’intelligence, réfléchissant sur ses démarches, s’aperçoit elle-même comme créatrice d’idées, comme faculté de représentation en général, il n’y a pas d’objet dont elle ne veuille avoir l’idée, fût-il sans rapport direct avec l’action pratique. Voilà pourquoi nous disions qu’il y a des choses que l’intelligence seule peut chercher. Seule, en effet, elle s’inquiète de théorie. Et sa théorie voudrait tout embrasser, non seulement la matière brute, sur laquelle elle a naturellement prise, mais encore la vie et la pensée.

Avec quels moyens, quels instruments, quelle méthode enfin elle abordera ces problèmes, nous pouvons le deviner. Originellement, elle est adaptée à la forme de la matière brute. Le langage même, qui lui a permis d’étendre son champ d’opérations, est fait pour désigner des choses et rien que des choses : c’est seulement parce que le mot est mobile, parce qu’il chemine d’une chose à une autre, que l’intelligence devait tôt ou tard le prendre en chemin, alors qu’il n’était posé sur rien, pour l’appliquer à un objet qui n’est pas une chose et qui, dissimulé