Page:Bergson - L’Évolution créatrice.djvu/200

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
182
LES DIRECTIONS DE L’ÉVOLUTION

tout sympathique à lui-même. Il est impossible de considérer certains instincts spéciaux de l’animal et de la plante, évidemment nés dans des circonstances extraordinaires, sans les rapprocher de ces souvenirs, en apparence oubliés, qui jaillissent tout à coup sous la pression d’un besoin urgent.

Sans doute, une foule d’instincts secondaires, et bien des modalités de l’instinct primaire, comportent une explication scientifique. Pourtant il est douteux que la science, avec ses procédés d’explication actuels, arrive jamais à analyser l’instinct complètement. La raison en est qu’instinct et intelligence sont deux développements divergents d’un même principe qui, dans un cas, reste intérieur à lui-même, dans l’autre cas s’extériorise et s’absorbe dans l’utilisation de la matière brute : cette divergence continue témoigne d’une incompatibilité radicale et de l’impossibilité pour l’intelligence de résorber l’instinct. Ce qu’il y a d’essentiel dans l’instinct ne saurait s’exprimer en termes intellectuels, ni par conséquent s’analyser.

Un aveugle-né qui aurait vécu parmi des aveugles-nés n’admettrait pas qu’il fût possible de percevoir un objet distant sans avoir passé par la perception de tous les objets intermédiaires. Pourtant la vision fait ce miracle. On pourra, il est vrai, donner raison à l’aveugle-né et dire que la vision, ayant son origine dans l’ébranlement de la rétine par les vibrations de la lumière, n’est point autre chose, en somme, qu’un toucher rétinien. C’est là, je le veux bien, l’explication scientifique, car le rôle de la science est précisément de traduire toute perception en termes de toucher ; mais nous avons montré ailleurs que l’explication philosophique de la perception devait être d’une autre nature, à supposer qu’on puisse encore parler