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INTELLIGENCE ET MATÉRIALITÉ

croyons-nous, dans une tout autre voie que celle où Kant s’engage.

L’intelligence, telle que Kant nous la représente, baigne dans une atmosphère de spatialité à laquelle elle est aussi inséparablement unie que le corps vivant à l’air qu’il respire. Nos perceptions ne nous arrivent qu’après avoir traversé cette atmosphère. Elles s’y sont imprégnées par avance de notre géométrie, de sorte que notre faculté de penser ne fait que retrouver, dans la matière, les propriétés mathématiques qu’y a déposées par avance notre faculté de percevoir. Ainsi, nous sommes assurés de voir la matière se plier avec docilité à nos raisonnements ; mais cette matière, dans ce qu’elle a d’intelligible, est notre œuvre : de la réalité « en soi » nous ne savons et ne saurons jamais rien, puisque nous ne saisissons d’elle que sa réfraction à travers les formes de notre faculté de percevoir. Que si nous prétendons en affirmer quelque chose, aussitôt l’affirmation contraire surgit, également démontrable, également plausible : l’idéalité de l’espace, prouvée directement par l’analyse de la connaissance, l’est indirectement par les antinomies où la thèse opposée conduit. Telle est l’idée directrice de la critique kantienne. Elle a inspiré à Kant une réfutation péremptoire des théories dites « empiristiques » de la connaissance. Elle est, à notre sens, définitive dans ce qu’elle nie. Mais nous apporte-t-elle, dans ce qu’elle affirme, la solution du problème ?

Elle se donne l’espace comme une forme toute faite de notre faculté de percevoir, — véritable deus ex machina dont on ne voit ni comment il surgit, ni pourquoi il est ce qu’il est plutôt que tout autre chose. Elle se donne des « choses en soi » dont elle prétend que nous ne pouvons rien connaître : de quel droit en affirme-t-elle alors l’exis-