Page:Bergson - La Pensée et le Mouvant.djvu/171

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ils suscitent l’apparence particulière que nous appelons un « état ». Et, une fois en possession d’« états », notre esprit recompose avec eux le changement. Rien de plus naturel, je le répète : le morcelage du changement en états nous met à même d’agir sur les choses, et il est pratiquement utile de s’intéresser aux états plutôt qu’au changement lui-même. Mais ce qui favorise ici l’action serait mortel à la spéculation. Représentez-vous un changement comme réellement composé d’états : du même coup vous faites surgir des problèmes métaphysiques insolubles. Ils ne portent que sur des apparences. Vous avez fermé les yeux à la réalité vraie.

Je n’insisterai pas davantage. Que chacun de nous fasse l’expérience, qu’il se donne la vision directe d’un changement, d’un mouvement : il aura un sentiment d’absolue indivisibilité. J’arrive alors au second point, qui est très voisin du premier. Il y a des changements, mais il n’y a pas, sous le changement, de choses qui changent : le changement n’a pas besoin d’un support. Il y a des mouvements, mais il n’y a pas d’objet inerte, invariable, qui se meuve : le mouvement n’implique pas un mobile[1].

On a de la peine à se représenter ainsi les choses, parce que le sens par excellence est celui de la vue, et que l’œil a pris l’habitude de découper, dans l’ensemble du champ visuel, des figures relativement invariables qui sont censées

  1. Nous reproduisons ces vues sous la forme même que nous leur donnâmes dans notre conférence, sans nous dissimuler qu’elles susciteront probablement les mêmes malentendus qu’alors, malgré les applications et les explications que nous avons présentées dans des travaux ultérieurs. De ce qu’un être est action peut-on conclure que son existence soit évanouissante ? Que dit-on de plus que nous quand on le fait résider dans un « substratum », qui n’a rien de déterminé puisque, par hypothèse, sa détermination et par conséquent son essence est cette action même ? Une existence ainsi conçue cesse-t-elle jamais d’être présente à elle-même, la durée réelle impliquant la persistance du passé dans le présent et la continuité indivisible d’un déroulement ? Tous les malentendus proviennent de ce qu’on a abordé les applications de notre conception de la durée réelle avec l’idée qu’on se faisait du temps spatialisé.