Page:Bergson - La Pensée et le Mouvant.djvu/178

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intérêt pratique, embrasserait ainsi dans un présent indivisé l’histoire passée tout entière de la personne consciente, — non pas sans doute comme de l’instantané, non pas comme un ensemble de parties simultanées, mais comme du continuellement présent qui serait aussi du continuellement mouvant : telle, je le répète, la mélodie qu’on perçoit indivisible, et qui constitue d’un bout à l’autre, si l’on veut étendre le sens du mot, un perpétuel présent, quoique cette perpétuité n’ait rien de commun avec l’immutabilité, ni cette indivisibilité avec l’instantanéité. Il s’agit d’un présent qui dure.

Ce n’est pas là une hypothèse. Il arrive, dans des cas exceptionnels, que l’attention renonce tout-à-coup à l’intérêt qu’elle prenait à la vie : aussitôt, comme par enchantement, le passé redevient présent. Chez des personnes qui voient surgir devant elles, à l’improviste, la menace d’une mort soudaine, chez l’alpiniste qui glisse au fond d’un précipice, chez des noyés et chez des pendus, il semble qu’une conversion brusque de l’attention puisse se produire, — quelque chose comme un changement d’orientation de la conscience qui, jusqu’alors tournée vers l’avenir et absorbée par les nécessités de l’action, subitement s’en désintéresse. Cela suffit pour que mille et mille détails « oubliés » soient remémorés, pour que l’histoire entière de la personne se déroule devant elle en un mouvant panorama.

La mémoire n’a donc pas besoin d’explication. Ou plutôt, il n’y a pas de faculté spéciale dont le rôle soit de retenir du passé pour le verser dans le présent. Le passé se conserve de lui-même, automatiquement. Certes, si nous fermons les yeux à l’indivisibilité du changement, au fait que notre plus lointain passé adhère à notre présent et constitue, avec lui, un seul et même changement ininterrompu, il nous semble que le passé soit ordinairement de l’aboli et que la