Page:Bergson - La Pensée et le Mouvant.djvu/200

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de l’intuition originelle du tout, y situer ses croquis et les relier ainsi les uns aux autres. Mais il n’y a aucun moyen d’exécuter l’opération inverse ; il est impossible, même avec une infinité de croquis aussi exacts qu’on voudra, même avec le mot « Paris » qui indique qu’il faut les relier ensemble, de remonter à une intuition qu’on n’a pas eue, et de se donner l’impression de Paris si l’on n’a pas vu Paris. C’est qu’on n’a pas affaire ici à des parties du tout, mais à des notes prises sur l’ensemble. Pour choisir un exemple plus frappant, un cas où la notation est plus complètement symbolique, supposons qu’on me présente, mêlées au hasard, les lettres qui entrent dans la composition d’un poème que j’ignore. Si les lettres étaient des parties du poème, je pourrais tâcher de le reconstituer avec elles en essayant des divers arrangements possibles, comme fait l’enfant avec les pièces d’un jeu de patience. Mais je n’y songerai pas un seul instant, parce que les lettres ne sont pas des parties composantes, mais des expressions partielles, ce qui est tout autre chose. C’est pourquoi, si je connais le poème, je mets aussitôt chacune des lettres à la place qui lui revient et je les relie sans difficulté par un trait continu, tandis que l’opération inverse est impossible. Même quand je crois tenter cette opération inverse, même quand je mets des lettres bout à bout, je commence par me représenter une signification plausible : je me donne donc une intuition, et c’est de l’intuition que j’essaie de redescendre aux symboles élémentaires qui en reconstitueraient l’expression. L’idée même de reconstituer la chose par des opérations pratiquées sur des éléments symboliques tout seuls implique une telle absurdité qu’elle ne viendrait à l’esprit de personne si l’on se rendait compte qu’on n’a pas affaire à des fragments de la chose, mais, en quelque sorte, à des fragments de symbole.