Page:Bergson - La Pensée et le Mouvant.djvu/203

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velle sans cesse pour l’étreindre, se dérober indéfiniment comme un fantôme. Mais tandis que l’empirisme, de guerre lasse, finit par déclarer qu’il n’y a pas autre chose que la multiplicité des états psychologiques, le rationalisme persiste à affirmer l’unité de la personne. Il est vrai que, cherchant cette unité sur le terrain des états psychologiques eux-mêmes, et obligé d’ailleurs de porter au compte des états psychologiques toutes les qualités ou déterminations qu’il trouve à l’analyse (puisque l’analyse, par définition même, aboutit toujours à des états) il ne lui reste plus, pour l’unité de la personne, que quelque chose de purement négatif, l’absence de toute détermination. Les états psychologiques ayant nécessairement pris et gardé pour eux, dans cette analyse, tout ce qui présente la moindre apparence de matérialité, l’« unité du moi » ne pourra plus être qu’une forme sans matière. Ce sera l’indéterminé et le vide absolus. Aux états psychologiques détachés, à ces ombres du moi dont la collection était, pour les empiristes, l’équivalent de la personne, le rationalisme adjoint, pour reconstituer la personnalité, quelque chose de plus irréel encore, le vide dans lequel ces ombres se meuvent, le lieu des ombres, pourrait-on dire. Comment cette « forme », qui est véritablement informe, pourrait-elle caractériser une personnalité vivante, agissante, concrète, et distinguer Pierre de Paul ? Est-il étonnant que les philosophes qui ont isolé cette « forme » de la personnalité la trouvent ensuite impuissante à déterminer une personne, et qu’ils soient amenés, de degré en degré, à faire de leur Moi vide un réceptacle sans fond qui n’appartient pas plus à Paul qu’à Pierre, et où il y aura place, comme on voudra, pour l’humanité entière, ou pour Dieu, ou pour l’existence en général ? Je vois ici entre l’empirisme et le rationalisme cette seule différence que le