Page:Bergson - La Pensée et le Mouvant.djvu/224

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cas particuliers. Or cette extension et ce travail de perfectionnement logique peuvent se poursuivre pendant des siècles, tandis que l’acte générateur de la méthode ne dure qu’un instant. C’est pourquoi nous prenons si souvent l’appareil logique de la science pour la science même[1], oubliant l’intuition d’où le reste a pu sortir[2].

De l’oubli de cette intuition procède tout ce qui a été dit par les philosophes, et par les savants eux-mêmes, de la « relativité » de la connaissance scientifique. Est relative la connaissance symbolique par concepts préexistants qui va du fixe au mouvant, mais non pas la connaissance intuitive qui s’installe dans le mouvant et adopte la vie même des choses. Cette intuition atteint un absolu.

La science et la métaphysique se rejoignent donc dans l’intuition. Une philosophie véritablement intuitive réaliserait l’union tant désirée de la métaphysique et de la science. En même temps qu’elle constituerait la métaphysique en science positive, — je veux dire progressive et indéfiniment perfectible, — elle amènerait les sciences positives

  1. Sur ce point, comme sur plusieurs autres questions traitées dans le présent essai, voir les beaux travaux de MM. Le Roy, Wincent et Vilbois, parus dans la Revue de métaphysique et de morale.
  2. Comme nous l’expliquons au début de notre second essai (p. 25 et suiv.) nous avons longtemps hésité à nous servir du terme « intuition » ; et, quand nous nous y sommes décidé, nous avons désigné par ce mot la fonction métaphysique de la pensée : principalement la connaissance intime de l’esprit par l’esprit, subsidiairement la connaissance, par l’esprit, de ce qu’il y a d’essentiel dans la matière, l’intelligence étant sans doute faite avant tout pour manipuler la matière et par conséquent pour la connaître, mais n’ayant pas pour destination spéciale d’en toucher le fond. C’est cette signification que nous attribuons au mot dans le présent essai (écrit en 1902), plus spécialement dans les dernières pages. Nous avons été amené plus tard, par un souci croissant de précision, à distinguer plus nettement l’intelligence de l’intuition, comme aussi la science de la métaphysique (voir ci-dessus p. 25 à 55, et aussi p. 134 à 139). Mais, d’une manière générale, le changement de terminologie n’a pas d’inconvénient grave, quand on prend chaque fois la peine de définir le terme dans son acception particulière, ou même simplement quand le contexte en montre suffisamment le sens.