Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/100

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les effets, mais elle ne saurait rivaliser avec ces forces, puisqu’on peut toujours raisonner avec elle, opposer à ses raisons d’autres raisons, ou même simplement refuser la discussion et répondre par un « sic volo, sic jubeo ». À vrai dire, une morale qui croit fonder l’obligation sur des considérations purement rationnelles réintroduit toujours à son insu, comme nous l’avons déjà dit et comme nous allons le répéter, des forces d’un ordre différent. C’est justement pourquoi elle réussit avec une telle facilité. L’obligation vraie est déjà là, et ce que la raison viendra poser sur elle prendra naturellement un caractère obligatoire. La société, avec ce qui la maintient et ce qui la pousse en avant, est déjà là, et c’est pourquoi la raison pourra adopter comme principe de la morale l’une quelconque des fins que poursuit l’homme en société ; en construisant un système bien cohérent de moyens destinés à réaliser cette fin, elle retrouvera tant bien que mal la morale telle que le sens commun la conçoit, telle que l’humanité en général la pratique ou prétend la pratiquer. C’est que chacune de ces fins, étant prise par elle dans la société, est socialisée et, par là même, grosse de toutes les autres fins qu’on peut s’y proposer. Ainsi, même si l’on érige en principe de la morale l’intérêt personnel, il ne sera pas difficile de construire une morale raisonnable, qui ressemble suffisamment à la morale courante, comme le prouve le succès relatif de la morale utilitaire. L’égoïsme, en effet, pour l’homme vivant en société, comprend l’amour-propre, le besoin d’être loué, etc. ; de sorte que le pur intérêt personnel est devenu à peu près indéfinissable, tant il y entre d’intérêt général, tant il est difficile de les isoler l’un de l’autre. Qu’on songe à tout ce qu’il y a de déférence pour autrui dans ce qu’on appelle amour de soi, et même dans la jalousie et l’envie ! Celui qui vou-