Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/118

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’être qui lui est propre, donc sa manière de penser[1] ». Nous admettrons volontiers, quant à nous, l’existence de représentations collectives, déposées dans les institutions, le langage et les mœurs. Leur ensemble constitue l’intelligence sociale, complémentaire des intelligences individuelles. Mais nous ne voyons pas comment ces deux mentalités seraient discordantes, et comment l’une des deux pourrait « déconcerter » l’autre. L’expérience ne dit rien de semblable, et la sociologie ne nous paraît avoir aucune raison de le supposer. Si l’on jugeait que la nature s’en est tenue à l’individu, que la société est née d’un accident ou d’une convention, on pourrait pousser la thèse jusqu’au bout et prétendre que cette rencontre d’individus, comparable à celle des corps simples qui s’unissent dans une combinaison chimique, a fait surgir une intelligence collective dont certaines représentations dérouteront la raison individuelle. Mais personne n’attribue plus à la société une origine accidentelle ou contractuelle. S’il y avait un reproche à faire à la sociologie, ce serait plutôt d’appuyer trop dans l’autre sens : tel de ses représentants verrait dans l’individu une abstraction, et dans le corps social l’unique réalité. Mais alors, comment la mentalité collective ne serait-elle pas préfigurée dans la mentalité individuelle ? Comment la nature, en faisant de l’homme un « animal politique », aurait-elle disposé les intelligences humaines de telle manière qu’elles se sentent dépaysées quand elles pensent « politiquement » ? Pour notre part, nous estimons qu’on ne tiendra jamais assez compte de sa destination sociale quand on étudiera l’individu. C’est pour avoir négligé de le faire que la psychologie a si peu progressé dans certaines directions.

  1. Année sociologique, volume II, pages 29 et suivantes.