Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/123

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Or, qu’eût fait la nature, après avoir créé des êtres intelligents, si elle avait voulu parer à certains dangers de l’activité intellectuelle sans compromettre l’avenir de l’intelligence ? L’observation nous fournit la réponse. Aujourd’hui, dans le plein épanouissement de la science, nous voyons les plus beaux raisonnements du monde s’écrouler devant une expérience : rien ne résiste aux faits. Si donc l’intelligence devait être retenue, au début, sur une pente dangereuse pour l’individu et la société, ce ne pouvait être que par des constatations apparentes, par des fantômes de faits : à défaut d’expérience réelle, c’est une contrefaçon de l’expérience qu’il fallait susciter. Une fiction, si l’image est vive et obsédante, pourra précisément imiter la perception et, par là, empêcher ou modifier l’action. Une expérience systématiquement fausse, se dressant devant l’intelligence, pourra l’arrêter au moment où elle irait trop loin dans les conséquences qu’elle tire de l’expérience vraie. Ainsi aurait donc procédé la nature. Dans ces conditions, on ne s’étonnerait pas de trouver que l’intelligence, aussitôt formée, a été envahie par la superstition, qu’un être essentiellement intelligent est naturellement superstitieux, et qu’il n’y a de superstitieux que les êtres intelligents.

Il est vrai qu’alors de nouvelles questions se poseront. Il faudra d’abord se demander plus précisément à quoi sert la fonction fabulatrice, et à quel danger la nature devait parer. Sans encore approfondir ce point, remarquons que l’esprit humain peut être dans le vrai ou dans le faux, mais que dans un cas comme dans l’autre, quelle que soit la direction où il s’est engagé, il va droit devant lui : de conséquence en conséquence, d’analyse en analyse, il s’enfonce davantage dans l’erreur, comme il s’épanouit plus complètement dans la vérité. Nous ne connaissons