Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/165

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en reprochant au primitif de ne pas croire au hasard, ou tout au moins en constatant, comme un trait caractéristique de sa mentalité, qu’il n’y croit pas, n’admettez-vous pas, vous, qu’il y a du hasard ? Et, en l’admettant, êtes-vous bien sûr de ne pas retomber dans cette mentalité primitive que vous critiquez, que vous voulez en tout cas distinguer essentiellement de la vôtre ? J’entends bien que vous ne faites pas du hasard une force agissante. Mais si c’était pour vous un pur néant, vous n’en parleriez pas. Vous tiendriez le mot pour inexistant, comme la chose. Or le mot existe, et vous en usez, et il représente pour vous quelque chose, comme d’ailleurs pour nous tous. Demandons-nous ce qu’il peut bien représenter. Une énorme tuile, arrachée par le vent, tombe et assomme un passant. Nous disons que c’est un hasard. Le dirions-nous, si la tuile s’était simplement brisée sur le sol ? Peut-être, mais c’est que nous penserions vaguement alors à un homme qui aurait pu se trouver là, ou parce que, pour une raison ou pour une autre, ce point spécial du trottoir nous intéressait particulièrement, de telle sorte que la tuile semble l’avoir choisi pour y tomber. Dans les deux cas, il n’y a de hasard que parce qu’un intérêt humain est en Jeu et parce que les choses se sont passées comme si l’homme avait été pris en considération [1] soit en vue de lui rendre service, soit plutôt avec l’intention de lui nuire. Ne pensez qu’au vent arrachant la tuile, à la tuile tombant sur le trottoir, au choc de la tuile contre le sol : vous ne voyez plus que du mécanisme, le hasard s’évanouit. Pour qu’il intervienne, il faut que, l’effet ayant une signification humaine, cette signification rejaillisse

  1. Nous avons développé cette conception du hasard dans un cours professé au Collège de France en 1898, à propos du Peri heimarmenès d’Alexandre d’Aphrodisiaque.