Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/168

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grand effort de l’intelligence et surtout de la volonté. Dans bien des cas une seule de ces opérations suffit ; dans d’autres, nous devrons combiner les deux.

Considérons par exemple un des plus curieux chapitres de M. Lévy-Bruhl, celui qui traite de la première impression produite sur les primitifs par nos armes à feu, notre écriture, nos livres, enfin ce que nous leur apportons. Cette impression nous déconcerte d’abord. Nous serions en effet tentés de l’attribuer à une mentalité différente de la nôtre. Mais plus nous effacerons de notre esprit la science graduellement et presque inconsciemment acquise, plus l’explication « primitive » nous paraîtra naturelle. Voici des gens devant lesquels un voyageur ouvre un livre, et à qui l’on dit que ce livre donne des informations. Ils en concluent que le livre parle, et qu’en l’approchant de leur oreille ils percevront un son. Mais attendre autre chose d’un homme étranger à notre civilisation, c’est lui demander beaucoup plus qu’une intelligence comme celle de la plupart d’entre nous, plus même qu’une intelligence supérieure, plus que du génie — c’est vouloir qu’il réinvente l’écriture. Car s’il se représentait la possibilité de dessiner un discours sur une feuille de papier, il tiendrait le principe d’une écriture alphabétique ou plus généralement phonétique ; il serait arrivé, du premier coup, au point qui n’a pu être atteint chez les civilisés que par les efforts longtemps accumulés d’un grand nombre d’hommes supérieurs. Ne parlons donc pas ici d’esprits différents du nôtre. Disons simplement qu’ils ignorent ce que nous avons appris.

Il y a maintenant, ajoutions-nous, des cas où l’ignorance s’accompagne d’une répugnance à l’effort. Tels seraient ceux que M. Lévy-Bruhl a classés sous la rubrique « ingratitude des malades ». Les primitifs qui ont été soignés