Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/184

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aisément dans l’une ou l’autre direction. La pression de l’instinct a fait surgir en effet, au sein même de l’intelligence, cette forme d’imagination qu’est la fonction fabulatrice. Celle-ci n’a qu’à se laisser aller pour fabriquer, avec les personnalités élémentaires qui se dessinent primitivement, des dieux de plus en plus élevés comme ceux de la fable, ou des divinités de plus en plus basses comme les simples esprits, ou même des forces qui ne retiendront de leur origine psychologique qu’une seule propriété, celle de n’être pas purement mécaniques et de céder à nos désirs, de se plier à nos volontés. La première et la deuxième directions sont celles de la religion, la troisième est celle de la magie. Commençons par la dernière.

On a beaucoup parlé de cette notion du mana qui fut signalée jadis par Codrington dans un livre fameux sur les Mélanésiens, et dont on retrouverait l’équivalent, ou plutôt l’analogue, chez beaucoup d’autres primitifs : tels seraient l’orenda des Iroquois, le wakanda des Sioux, etc. Tous ces mots désigneraient une force répandue à travers la nature et dont participeraient à des degrés différents, sinon toutes choses, du moins certaines d’entre elles. De là à l’hypothèse d’une philosophie primitive, qui se dessinerait dans l’esprit humain dès qu’il commence à réfléchir, il n’y a qu’un pas. Certains ont supposé en effet qu’un vague panthéisme hantait la pensée des non-civilisés. Mais il est peu vraisemblable que l’humanité débute par des notions aussi générales et aussi abstraites. Avant de philosopher, il faut vivre. Savants et philosophes sont trop portés à croire que la pensée s’exerce chez tous comme chez eux, pour le plaisir. La vérité est qu’elle vise l’action, et que si l’on trouve réellement chez les non-civilisés quelque philosophie, celle-ci doit être jouée