Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/212

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apanage des esprits cultivés ; il ne s’étendait pas au peuple ; il n’atteignait sûrement pas la province. C’est dire que les dieux de l’antiquité pouvaient naître, mourir, se transformer au gré des hommes et des circonstances, et que la foi du paganisme était d’une complaisance sans bornes.

Précisément parce que le caprice des hommes et le hasard des circonstances ont eu tant de part à leur genèse, les dieux ne se prêtent pas à des classifications rigoureuses. Tout au plus peut-on démêler quelques grandes directions de la fantaisie mythologique ; encore s’en faut-il qu’aucune d’elles ait été suivie régulièrement. Comme on se donnait le plus souvent des dieux pour les utiliser, il est naturel qu’on leur ait généralement attribué des fonctions, et que dans beaucoup de cas l’idée de fonction ait été prédominante. C’est ce qui se passa à Rome. On a pu dire que la spécialisation des dieux était caractéristique de la religion romaine. Pour les semailles elle avait Saturne, pour la floraison des arbres fruitiers Flore, pour la maturation du fruit Pomone. Elle assignait à Janus la garde de la porte, à Vesta celle du foyer. Plutôt que d’attribuer au même dieu des fonctions multiples, apparentées entre elles, elle aimait mieux poser des dieux distincts, quitte à leur donner le même nom avec des qualificatifs différents. Il y avait la Venus Victrix, la Venus Felix, la Venus Genetrix. Jupiter lui-même était Fulgur, Feretrius, Stator, Victor, Optimus maximus ; et c’étaient des divinités jusqu’à un certain point indépendantes ; elles jalonnaient la route entre le Jupiter qui envoie la pluie ou le beau temps et celui qui protège l’État dans la paix comme dans la guerre. Mais la même tendance se retrouve partout, à des degrés différents. Depuis que l’homme cultive la