Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/236

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ne se seraient jamais dégagées sur notre planète la qualité et la quantité d’énergie créatrice que représente la forme humaine. Mais, de toute manière, la vie est chose au moins aussi désirable, plus désirable même pour l’homme que pour les autres espèces, puisque celles-ci la subissent comme un effet produit au passage par l’énergie créatrice, tandis qu’elle est chez l’homme le succès même, si incomplet et si précaire soit-il, de cet effort. Pourquoi, dès lors, l’homme ne retrouverait-il pas la confiance qui lui manque, ou que la réflexion a pu ébranler, en remontant, pour reprendre de l’élan, dans la direction d’où l’élan était venu ? Ce n’est pas par l’intelligence, ou en tout cas avec l’intelligence seule, qu’il pourrait le faire : celle-ci irait plutôt en sens inverse ; elle a une destination spéciale et, lorsqu’elle s’élève dans ses spéculations, elle nous fait tout au plus concevoir des possibilités, elle ne touche pas une réalité. Mais nous savons qu’autour de l’intelligence est restée une frange d’intuition, vague et évanouissante. Ne pourrait-on pas la fixer, l’intensifier, et surtout la compléter en action, car elle n’est devenue pure vision que par un affaiblissement de son principe et, si l’on peut s’exprimer ainsi, par une abstraction pratiquée sur elle-même ?

Une âme capable et digne de cet effort ne se demanderait même pas si le principe avec lequel elle se tient maintenant en contact est la cause transcendante de toutes choses ou si ce n’en est que la délégation terrestre. Il lui suffirait de sentir qu’elle se laisse pénétrer, sans que sa personnalité s’y absorbe, par un être qui peut immensément plus qu’elle, comme le fer par le feu qui le rougit. Son attachement à la vie serait désormais son inséparabilité de ce principe, joie dans la joie, amour de ce qui n’est qu’amour. À la société elle se donnerait par surcroît, mais à une société