Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/58

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tement, par l’intermédiaire d’individualités privilégiées, pour pousser l’humanité en avant.

Mais point n’est besoin de recourir à une métaphysique pour déterminer le rapport de cette pression à cette aspiration. Encore une fois, il y a une certaine difficulté à comparer entre elles les deux morales parce qu’elles ne se présentent plus à l’état pur. La première a passé à l’autre quelque chose de sa force de contrainte ; la seconde a répandu sur la première quelque chose de son parfum. Nous sommes en présence d’une série de gradations ou de dégradations, selon qu’on parcourt les prescriptions de la morale en commençant par une extrémité ou par l’autre ; quant aux deux limites extrêmes, elles ont plutôt un intérêt théorique ; il n’arrive guère qu’elles soient réellement atteintes. Considérons cependant en elles-mêmes, isolément, pression et aspiration. Immanente à la première est la représentation d’une société qui ne vise qu’à se conserver : le mouvement circulaire où elle entraîne avec elle les individus, se produisant sur place, imite de loin, par l’intermédiaire de l’habitude, l’immobilité de l’instinct. Le sentiment qui caractériserait la conscience de cet ensemble d’obligations pures, supposées toutes remplies, serait un état de bien-être individuel et social comparable à celui qui accompagne le fonctionnement normal de la vie. Il ressemblerait au plaisir plutôt qu’à la joie. Dans la morale de l’aspiration, au contraire, est implicitement contenu le sentiment d’un progrès. L’émotion dont nous parlions est l’enthousiasme d’une marche en avant, — enthousiasme par lequel cette morale s’est fait accepter de quelques-uns et s’est ensuite, à travers eux, propagée dans le monde. « Progrès » et « marche en avant » se confondent d’ailleurs ici avec l’enthousiasme lui-même. Pour en prendre conscience, il n’est