Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/84

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sables, et qu’elles l’étaient en effet. Elles ne pouvaient être réalisées que dans une société dont l’état d’âme fût déjà celui qu’elles devaient induire par leur réalisation ; et il y avait là un cercle dont on ne serait pas sorti si une ou plusieurs âmes privilégiées, ayant dilaté en elles l’âme sociale, n’avaient brisé le cercle en entraînant la société derrière elles. Or, c’est le miracle même de la création artistique. Une œuvre géniale, qui commence par déconcerter, pourra créer peu à peu par sa seule présence une conception de l’art et une atmosphère artistique qui permettront de la comprendre ; elle deviendra alors rétrospectivement géniale : sinon, elle serait restée ce qu’elle était au début, simplement déconcertante. Dans une spéculation financière, c’est le succès qui fait que l’idée avait été bonne. Il y a quelque chose du même genre dans la création artistique, avec cette différence que le succès, s’il finit par venir à l’œuvre qui avait d’abord choqué, tient à une transformation du goût public opérée par l’œuvre même ; celle-ci était donc force en même temps que matière ; elle a imprimé un élan que l’artiste lui avait communiqué ou plutôt qui est celui même de l’artiste, invisible et présent en elle. On en dirait autant de l’invention morale, et plus spécialement des créations successives qui enrichissent de plus en plus l’idée de justice. Elles portent surtout sur la matière de la justice, mais elles en modifient aussi bien la forme. — Pour commencer par celle-ci, disons que la justice est toujours apparue comme obligatoire, mais que pendant longtemps ce fut une obligation comme les autres. Elle répondait, comme les autres, à une nécessité sociale ; et c’était la pression de la société sur l’individu qui la rendait obligatoire. Dans ces conditions, une injustice n’était ni plus ni moins choquante qu’une autre infraction à la règle. Il