Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/90

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pas revenir à leur ancien état. Ainsi seulement se définira le progrès moral ; mais on ne peut le définir qu’après coup, quand une nature morale privilégiée a créé un sentiment nouveau, pareil à une nouvelle musique, et qu’il l’a communiqué aux hommes en lui imprimant son propre élan. Qu’on réfléchisse ainsi à la « liberté », à l’« égalité », au « respect du droit », on verra qu’il n’y a pas une simple différence de degré, mais une différence radicale de nature, entre les deux idées de justice que nous avons distinguées, l’une close, l’autre ouverte. Car la justice relativement stable, close, qui traduit l’équilibre automatique d’une société sortant des mains de la nature, s’exprime dans des usages auxquels s’attache « le tout de l’obligation », et ce « tout de l’obligation » vient englober, au fur et à mesure qu’elles sont acceptées par l’opinion, les prescriptions de l’autre justice, celle qui est ouverte à des créations successives. La même forme s’impose ainsi à deux matières, l’une fournie par la société, l’autre issue du génie de l’homme. Pratiquement, en effet, elles devraient être confondues. Mais le philosophe les distinguera, sous peine de se tromper gravement sur le caractère de l’évolution sociale en même temps que sur l’origine du devoir. L’évolution sociale n’est pas celle d’une société qui se serait développée d’abord par une méthode destinée à la transformer plus tard. Entre le développement et la transformation il n’y a ici ni analogie, ni commune mesure. Parce que justice close et justice ouverte s’incorporent dans des lois également impératives, qui se formulent de même et qui se ressemblent extérieurement, il ne s’ensuit pas qu’elles doivent s’expliquer de la même manière. Nul exemple ne montrera mieux que celui-ci la double origine de la morale et les deux composantes de l’obligation.