Page:Bergson - Matière et mémoire.djvu/103

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mémoire profondément différente de la première, toujours tendue vers l’action, assise dans le présent et ne regardant que l’avenir. Elle n’a retenu du passé que les mouvements intelligemment coordonnés qui en représentent l’effort accumulé ; elle retrouve ces efforts passés, non pas dans des images-souvenirs qui les rappellent, mais dans l’ordre rigoureux et le caractère systématique avec lesquels les mouvements actuels s’accomplissent. À vrai dire, elle ne nous représente plus notre passé, elle le joue ; et si eue mérite encore le nom de mémoire, ce n’est plus parce qu’elle conserve des images anciennes, mais parce qu’elle en prolonge l’effet utile jusqu’au moment présent.

De ces deux mémoires, dont l’une imagine et dont l’autre répète, la seconde peut suppléer la première et souvent même en donner l’illusion. Quand le chien accueille son maître par des aboiements joyeux et des caresses, il le reconnaît, sans aucun doute ; mais cette reconnaissance implique-t-elle l’évocation d’une image passée et le rapprochement de cette image avec la perception présente ? Ne consiste-t-elle pas plutôt dans la conscience que prend l’animal d’une certaine attitude spéciale adoptée par son corps, attitude que ses rapports familiers avec son maître lui ont composée peu à peu, et que la seule perception du maître provoque maintenant chez lui mécaniquement ? N’allons pas trop loin ! chez l’animal lui-même, de vagues images du passé débordent peut-être la perception présente ; on concevrait même que son passé tout entier fût virtuellement dessiné dans sa conscience ; mais ce passé ne l’intéresse pas assez pour le détacher du présent qui le fascine et sa reconnaissance doit être plutôt vécue que pensée. Pour évoquer le passé sous forme d’image, il faut