Page:Bergson - Matière et mémoire.djvu/104

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

pouvoir s’abstraire de l’action présente, il faut savoir attacher du prix à l’inutile, il faut vouloir rêver. L’homme seul est peut-être capable d’un effort de ce genre. Encore le passé où nous remontons ainsi est-il glissant, toujours sur le point de nous échapper, comme si cette mémoire régressive était contrariée par l’autre mémoire, plus naturelle, dont le mouvement en avant nous porte à agir et à vivre.

Quand les psychologues parlent du souvenir comme d’un pli contracté, comme d’une impression qui se grave de plus en plus profondément en se répétant, ils oublient que l’immense majorité de nos souvenirs portent sur les événements et détails de notre vie, dont l’essence est d’avoir une date et par conséquent de ne se reproduire jamais. Les souvenirs qu’on acquiert volontairement par répétition sont rares, exceptionnels. Au contraire, l’enregistrement, par la mémoire, de faits et d’images uniques en leur genre se poursuit à tous les moments de la durée. Mais comme les souvenirs appris sont les plus utiles, on les remarque davantage. Et comme l’acquisition de ces souvenirs par la répétition du même effort ressemble au processus déjà connu de l’habitude, on aime mieux pousser ce genre de souvenir au premier plan, l’ériger en souvenir modèle, et ne plus voir dans le souvenir spontané que ce même phénomène à l’état naissant, le commencement d’une leçon apprise par cœur. Mais comment ne pas reconnaître que la différence est radicale entre ce qui doit se constituer par la répétition et ce qui, par essence, ne peut se répéter ? Le souvenir spontané est tout de suite parfait ; le temps ne pourra rien ajouter à son image sans la dénaturer ; il conservera pour la mémoire sa place et sa date. Au contraire, le souvenir appris sortira du temps à mesure que la